Autrui, la société et l’Etat

                                                           AUTRUI, LA SOCIETE ET L’ETAT

Dans les discours politiques et à la télévision, le monde apparaît comme un milieu hostile, et les individus plutôt égoïstes et malveillants. Croire en la bienveillance est associé à une forme de naïveté, voire de bêtise. Autrui apparaît alors comme un ennemi, qqun dont il faut se méfier. Non seulement autrui est une menace pour moi, mais l’autre limite aussi ma liberté, car je dois prendre en compte son existence pour agir.

De plus, l’autre est pour moi un étranger. Contrairement à la connaissance de soi qui est intérieure et semble immédiate, la connaissance d’autrui m’apparaît comme impossible. Ses pensées restent pour moi inaccessibles, et ses actes toujours imprévisibles.

Pourtant, nous partageons avec autrui une condition commune, et nous sommes même capables de ressentir directement certaines de ses émotions. Indépendamment du langage, il est parfois possible d’entrer directement en communication avec l’autre, par le biais d’un sourire ou de son regard par expl. De plus, autrui nous est indispensable : personne n’est auto-suffisant, nous avons besoin de répartir les tâches pour survivre.

Sur l’ambivalence d’autrui (notion d’ « alter ego ») : Tableau de Malévitch, Deux têtes sans visages

Sur l’ambivalence de la vie avec autrui : notion de Kant d’ « insociable sociabilité ». Pour plus de connaissances sur la pensée kantienne de la société :

=> Problématique : Si autrui est pour nous insupportable, pourquoi vivons-nous en société avec autrui ? Pouvons-nous trouver un accord entre nous pour vivre ensemble ou faut-il instituer un pouvoir extérieur pour fixer des règles de vie commune et garantir leur application ?

I) Nous ne pouvons pas vivre seuls, nous devons vivre en société avec autrui et nos relations sont régies par une institution qui garantit le vivre-ensemble

A) L’homme est un animal social et politique

L’homme est un être de besoins. Incapable de tous les satisfaire tout seul, il s’unit à d’autres pour que chacun apporte à l’autre ce qui lui manque. Comme d’autres animaux, l’homme est un être naturellement social, et même peut-être sociable.

Dans l’Antiquité, les penseurs insistent sur cette sociabilité naturelle de l’homme. Selon Aristote, la société convient à l’homme par nature, car elle lui permet de développer des facultés qu’il a en puissance à la naissance, comme le langage ou la raison. Non seulement la société permet à chacun de satisfaire ses besoins, mais les hommes choisissent librement de faire et d’obéir aux lois, pour que la justice règne dans la société. Les hommes sont naturellement dotés d’une conscience morale qui leur permet de distinguer le bien et le mal, le juste et l’injuste. Pour Aristote, la gestion de la cité se fait de l’intérieur. Les hommes peuvent rationnellement organiser leur vie commune et c’est même une des plus nobles activités humaines de réfléchir au bien commun. La politique se gère de façon immanente. Distinction immanent/ transcendant.

Aristote, Les Politiques : « Il est manifeste que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs c’est ce qui fait une famille et une cité. »

B) L’homme ne supporte pas son semblable et c’est par défaut qu’il vit avec autrui

A l’époque moderne, principalement aux XVII et XVIIIe siècles, la vision de la nature humaine change de façon radicale. Certes, on reconnaît que l’homme a besoin de l’autre homme pour survivre mais la tendance est d’insister sur l’égoïsme de chaque homme, et non sur sa disposition à la sociabilité.

Dans la fable des abeilles écrite en 1714 par Mandeville, l’égoïsme et le vice, qui conduisent chacun à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les appétits, ils apportent une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Ainsi, paradoxalement, la cupidité de chacun conduit au bien du plus grand nombre. Ainsi, dans le domaine économique, les vertus morales sont plus néfastes que positives, alors que les vices s’avèrent souvent positifs. La prospérité économique serait incompatible avec la morale. Cette pensée a une influence considérable sur la pensée politique moderne, et elle se trouve au fondement du libéralisme et plus encore du néolibéralisme.

L’insistance sur l’égoïsme de chacun et sur ses éventuels effets positifs à grande échelle se retrouvera dans la pensée d’Adam Smith : « Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci: Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » (Recherches sur la nature et la cause de la richesse des nations). Cependant, il faut souligner que l’égoïsme est nuancé par Smith par une théorie des sentiments moraux (écrite avant la richesse des nations): si l’égoïsme prime dans le domaine économique, les sentiments moraux, notamment la sympathie, prime dans les relations morales et sociales : « nous apitoyer beaucoup sur les autres et peu sur nous-mêmes, contenir nos affections égoïstes et donner libre cours à nos affections bienveillantes, forme la perfection de la nature humaine ; et cela seul peut produire parmi les hommes cette harmonie des sentiments et des passions en quoi consistent toute leur grâce et leur convenance » (Théorie des sentiments moraux)

A l’époque moderne se perd l’idée d’une sociabilité naturelle de l’homme. Les hommes, fondamentalement égoïstes, cherchent à tout prix à satisfaire leur intérêt propre, et entrent rapidement en compétition. Il faut alors un arbitre pour gérer leurs conflits. La pensée du bien commun devient étrangère aux hommes, ou du moins secondaire par rapport à la recherche de leur intérêt personnel. La société n’apparaît alors plus comme un organisme dont les parties vivent en symbiose, mais comme une somme d’individus atomisés. On l’appelle la « société civile ». Pour gérer leurs relations, il faut instaurer une institution qui joue le rôle d’arbitre, avec un regard impartial et extérieur. Cette institution s’appelle l’Etat. L’Etat s’occupe alors des questions politiques et judiciaires, avec des moyens spécifiques (constitution, armée, impôts, administration…), alors que la société est réduite à ses relations économiques intéressées.

Sur la notion d’Etat, distincte de celle de Nation :

Dans la société, il apparaît alors que les individus ont des intérêts personnels différents. Cherchant à satisfaire nos intérêts et à accomplir nos désirs, il arrive souvent que nous entrions en compétition avec l’autre et que nos actions entrent en conflit. Autrui peut à tout moment tromper notre confiance et empiéter sur notre liberté. L’impératif de survie, la recherche de pouvoir et de reconnaissance amènent chaque individu à affirmer sa place auprès des autres, quitte à empiéter sur leur sphère.

Reprenant une locution latine de Plaute, le philosophe anglais Thomas Hobbes développe l’hypothèse selon laquelle « L’homme est un loup pour l’homme ». Chez Plaute, la formule signifie que nous avons tendance à nous méfier de l’homme que nous ne connaissons pas. Mais Hobbes en propose une interprétation plus pessimiste de la nature humaine.

Dans le Léviathan, Hobbes se pose la question suivante : pourquoi les hommes vivent-ils en société, soumis à un pouvoir commun ? Pour expliquer la naissance de l’Etat, Hobbes commence par inventer une fiction, celle de l’ « état de nature », cad la situation dans laquelle se trouveraient les hommes s’ils ne vivaient pas en société. A l’état de nature, la situation est celle d’une « guerre de tous contre tous ». Hobbes affirme que les hommes sont mus par des passions qui les poussent à désirer le pouvoir, la reconnaissance et à être jaloux du pouvoir d’autrui. Ce qui aggrave la rivalité, c’est le fait que les hommes désirent souvent les mêmes choses et qu’ils sont prêts à se battre pour obtenir cette chose. Ainsi, c’est la force qui règne, et tous les individus ont peur pour leur survie, y compris le plus fort car il peut à tout moment être renversé.

Texte de Hobbes, Leviathan : « Tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un tel état, il n’y a aucune place pour un activité laborieuse (…), pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ».

Cette situation de guerre est insupportable pour tous. La peur conduit les individus à se méfier les uns les autres en permanence, et ce sentiment d’insécurité les conduit à accepter de transférer leur force à un tiers, l’Etat, dont la fonction 1e est d’assurer la sécurité de tous. Hobbes désigne l’Etat par le nom de « Leviathan », nom d’un monstre marin biblique effrayant. L’Etat est en lui-même effrayant car tous les individus décident par un contrat de lui transmettre leur force, leur pouvoir de décision et d’action, mais lui seul permet à la société de vivre en paix.  Sans Etat, la société n’existe pas comme telle, elle n’est qu’une agrégation d’individus atomiques en guerre déclarée ou latente.

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force a un seul homme, ou à une seule assemblée qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité‚ en une seule volonté‚. Cela revient à dire: désigner un homme, ou une assemblé‚ pour assumer leur personnalité‚ et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité‚ commune, celui qui a ainsi assumé‚ leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté‚ et son jugement à la volonté‚ et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde: il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passe de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun: j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, a cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, ta multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une REPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LEVIATHAN, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. »

Ainsi, les individus décident librement de transférer leur force à un tiers, à condition que chacun en fasse autant. Une fois le pacte signé, une fois transférés à l’Etat, le pouvoir et la force n’appartiennent plus à l’individu. Les décisions de l’Etat sont incontestables, et l’Etat ne tolère aucune révolte. Il ne peut être destitué que s’il ne remplit plus du tout ses fonctions (sécurité, justice, ordre). C’est donc une conception absolutiste de l’Etat qui émerge àpd la pensée de Hobbes.

Mais la politique n’est-elle qu’un transfert de force et de pouvoir à une institution extérieure et toute-puissante, chargée de décider pour les individus de faire ce qui est bien pour leur vie en commun ?

C) La vie en société résulte d’un choix libre qui implique un changement radical dans la nature humaine

La conception de Hobbes fait de l’Etat un monstre effrayant dont la principale fonction est d’assurer la coexistence d’individus égoistes et de garantir leur sécurité. Mais ne peut-on pas penser que nous sommes capables, non seulement de vivre avec autrui, mais aussi de construire une vie commune ? Ne peut-on pas repenser la politique comme pensée du bien commun ?

Contrairement à Hobbes, Rousseau refuse de faire de l’Etat ce monstre effrayant qui occulte la pensée politique au sein de la société et qui ôte aux individus leur liberté au nom de leur sécurité.

Avant d’introduire sa pensée de l’Etat, description de l’état de nature : selon Rousseau, à l’état de nature, les hommes sont indépendants et plutôt bons envers leurs semblables, la principale passion naturelle étant la pitié. C’est une série de circonstances qui conduit les hommes à s’unir. Pour éviter que ces unions dégénèrent et que certains s’emparent du pouvoir au détriment des autres, Rousseau pense la nécessité d’instaurer un pouvoir politique qui permette à chacun de conserver sa liberté et d’assurer la justice. Pour cela, il faut que les hommes décident librement de s’unir aux autres, non pas par défaut, mais en réalisant tout ce qu’ils ont à gagner en passant un tel contrat.

Dans le Contrat social, Rousseau ne décrit pas le passage « historique » de l’état de nature à l’état civil, mais ce passage tel qu’il devrait se faire pour être vraiment bénéfique et efficace. Il ne s’agit donc pas de décrire une situation réelle (aspect descriptif) mais de montrer comment les choses devraient se dérouler idéalement (aspect normatif).

Rousseau, Du contrat social, I, chp 8 : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »

La conception de l’Etat qui en émerge est complètement différente de celle de Hobbes : Rousseau montre qu’en s’associant aux autres et en se soumettant à un pouvoir commun, les hommes ont l’impression de se soumettre et de perdre leur liberté, mais en réalité ils ne font que changer la nature de leur liberté, et gagne en plus la sécurité. La société n’est pas une sommes d’intérêts égoistes en conflit, mais elle est une entité organique et dynamique d’où émane une « volonté générale ». Cette « volonté générale » n’est pas l’accumulation des « volontés particulières », c’est une volonté propre, correspondant à la vie en commun. Ainsi, grâce au contrat social, les hommes vivent en société et  accomplissent pleinement leur humanité.

Rousseau, Du contrat social, I, chp 6 : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. (…) chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. »

 

Mais cette pensée n’est-elle pas illusoire, idéale? Peut-il y avoir un tel pacte d’association entre les individus ? Rousseau lui-même admet qu’un tel projet est très difficile à réaliser, et ne pourrait être mis en place que dans une petite société, sur un petit territoire. De plus, il reconnaît que le gouvernement, chargé d’assurer la sécurité par le recours à la force, a une tendance inévitable à dégénérer car les membres qui le composent ont tendance à s’emparer du pouvoir.

Transition du I au II : Dès lors, si l’Etat est une institution qui assure la sécurité au détriment de la liberté, ou s’il a tendance à dégénérer en faisant ressurgir les intérêts particuliers de certains au détriment de l’intérêt général, n’est-il pas néfaste pour la société ? Pourrait-on envisager une société qui pense elle-même ses rapports politiques sans instituer d’Etat ?

 II) La société peut s’auto-instituer contre l’Etat

A) L’Etat est une institution avilissante pour la société

En acceptant de se soumettre à l’Etat, les individus unis en société assurent leur sécurité. Mais qu’en est-il de leur liberté ? Peut-on faire confiance à l’Etat pour que chacun fasse primer l’intérêt général sur l’intérêt particulier ?

Selon Marx et Engels, l’Etat n’est qu’un masque illusoire adopté par certains pour s’emparer du pouvoir et pour exploiter les autres. L’Etat fait croire à l’intérêt général alors qu’il ne fait qu’imposer l’intérêt particulier de ceux qui gouvernent : « le général est toujours la forme illusoire du communautaire » (L’Idéologie allemande). Personne ne gouverne dans l’intérêt général : toute classe sociale qui s’empare du pouvoir le fait en faisant croire qu’elle pense l’intérêt général, alors qu’elle veut juste imposer son intérêt particulier. L’Etat n’est que l’instrument d’exploitation d’une classe sur une autre. La société ne pourra s’émanciper de cette oppression que dans la société communiste qui sera sans classes et sans Etat. L’avènement de la société communiste va nécessairement arriver, une fois que le capitalisme se sera effondré.

 

L’anarchisme est un mouvement de pensée qui naît au XIXe siècle et dans lequel on retrouve cette pensée de l’Etat comme instrument d’oppression. Le but de l’anarchisme est de développer une société sans Etat, donc sans domination ni exploitation, dans laquelle les individus coopèrent librement et s’auto-gèrent, de l’intérieur. Par association des forces et des différences de chacun, l’anarchisme pense qu’une société pourrait fonctionner grâce à la solidarité. Une société anarchiste n’est pas une société sans aucun ordre, car l’ordre ne peut naître que de la liberté.

Ainsi, une société véritable n’a pas besoin d’Etat pour penser le bien commun. Au contraire, l’intérêt commun ne peut être pensé que de façon immanente à la société.

 

B) L’Etat ne devenant nécessaire que lorsque l’économie doit être gérée par la politique, la société peut se constituer non seulement sans Etat mais contre l’Etat

L’ethnologie est une discipline qui se développe au XXe siècle et qui consiste à comparer le fonctionnement des sociétés entre elles. Constatant que certaines sociétés n’ont pas d’Etat, l’ethnologue Pierre Clastres montre, contre tous les préjugés, que les sociétés dites primitives n’ont pas d’Etat, non pas parce qu’elles ne sont pas assez développées pour en avoir, mais parce qu’elles se constituent contre l’apparition d’un Etat. Nous avons vu que l’Etat moderne était né lorsqu’il était devenu nécessaire d’instaurer un pouvoir politique qui gère les relations économiques entre les individus. C’est cette distinction entre politique et économique que rejettent fortement les sociétés dites primitives. Elles se constituent contre l’Etat car elles refusent le surplus matériel et les inégalités sociales qui rendraient nécessaire son apparition (on ne produit jamais plus que ce qui est nécessaire pour vivre). Clastres remarque que les tribus ont un chef, mais ce chef n’a pas de pouvoir politique (il a un rôle de diplomate ou de chef de guerre). Clastres note que dans ces sociétés contre l’Etat, il n’y a pas d’exploitation de l’homme par l’homme, elles sont donc des « sociétés par essence égalitaires ».

« L’histoire des peuples sans histoire, c’est l’histoire de leur lutte contre l’Etat » Clastres, La société contre l’Etat

Transition du II au III : Mais un tel rejet de l’Etat ne peut exister que dans de petites sociétés, où les relations des membres sont facilement gérables. Qu’en est-il dans de grandes sociétés ? Peut-on penser un Etat qui assure la sécurité sans éteindre la liberté du peuple, et qui permette à la société de penser le bien commun et de critiquer l’Etat ?

III) La société peut critiquer l’Etat et poser des limites à son pouvoir

A) Les limites du pouvoir étatique imposées par la société

Pour éviter d’être asservie et exploitée par l’Etat, la société peut garder à son égard un regard critique, qui lui permette à tout instant de dénoncer ses abus et d’éviter ses dérives. C’est la société qui décide de donner à l’Etat le pouvoir et la force, il faut donc qu’elle conserve la possibilité de l’empêcher d’en faire usage si nécessaire. Cela implique de la part des citoyens une vigilance permanente à l’égard du pouvoir politique, ce qui veut dire que chacun doit se sentir concerné par la vie politique.

Remarque : à l’heure actuelle, les citoyens semblent plutôt désintéressés de la vie politique, par égoïsme et par paresse mais surtout parce qu’ils considèrent que c’est une affaire d’experts à laquelle ils ne peuvent pas prendre part.

Selon Locke, la société ayant donné à l’Etat le pouvoir politique, elle reste juge de l’utilisation légitime ou non de ce pouvoir. Elle peut donc critiquer les actions de l’Etat et suspendre le pouvoir qui lui a été accordé. C’est ce que Locke appelle « le droit de résistance ».

« Tout le pouvoir qui est donné est confié en vue d’une fin, étant limité par cette fin, dès que cette fin en vient à être négligée par les personnes qui ont reçu ce pouvoir, la confiance qu’on avait mise en eux doit nécessairement cesser et l’autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple » (Locke, Traité du gouvernement civil, §149 Annexe 5 ).

 Les droits de l’homme et de la société limitent donc le pouvoir de l’Etat.

B) La séparation des pouvoirs

Pour éviter que le pouvoir soit accaparé par le ou les membres de l’Etat, il faut éviter que tout le pouvoir soit exercé par les mêmes personnes. C’est en ce sens que Montesquieu reprend une tripartition proposée par Aristote dans les Politiques, et prône le principe de séparation des pouvoirs dans les Républiques.

Dans De l’esprit des lois, Montesquieu constate : « C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites ». Par conséquent, « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

En d’autres termes, il faut séparer clairement :

  • Le pouvoir législatif : élabore, délibère et vote les lois
  • Le pouvoir exécutif : gouverne, s’assure de l’application des lois et de l’ordre dans la société
  • Le pouvoir judiciaire : garantit l’équilibre de la société en punissant les délits, en dédommageant les victimes et en distribuant équitablement les biens communs.

Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI : « Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.

Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différents des particuliers. »

Remarque : Montesquieu est un défenseur de la République, système politique dans lequel les pouvoirs sont séparés, le peuple est souverain et le pouvoir est fondé sur la vertu de tous (et non sur la peur du peuple à l’égard des gouvernants ou sur l’honneur de la noblesse). Mais Montesquieu n’est pas pour autant un défenseur de la démocratie, forme de gouvernement dans lequel c’est le peuple qui exerce tous les pouvoirs.De même pour Rousseau, la République est souhaitable car le peuple y est souverain et exerce le pouvoir législatif, mais le peuple n’est pas apte à exercer le pouvoir exécutif. La démocratie n’est donc pas la meilleure forme de gouvernement (elle conviendrait parfaitement à « un peuple de dieux » mais les hommes sont trop corruptibles).

 

C) La possibilité d’une critique de l’Etat par le peuple

Il peut arriver que la politique se cloisonne dans un univers à part, qui ne serait accessible qu’à une petite portion d’experts chargés de gérer la vie de tous. Pour garder le pouvoir sans déclencher de révolte, certains dirigeants ont trouvé une solution : ils maintiennent le peuple dans la peur et dans la méfiance mutuelle. En effet, rien de plus efficace que la peur et la superstition pour diviser et pour faire taire un peuple.

Dès lors, pour éviter que l’Etat n’écrase la société et ne l’empêche de penser ce qui est bon pour elle, il est nécessaire de rappeler de rappeler à la société qu’elle a un droit inaliénable de penser et de s’exprimer, surtout en démocratie. Ce droit est d’autant plus fort que l’Etat, en théorie, n’a aucun intérêt à le nier, car la société se sentirait oppressée et encline à la révolte.

C’est ce que remarquait déjà Spinoza : aucune loi ne peut contraindre les citoyens à changer leurs pensées ou leurs désirs et à réduire à néant leur possibilité de les exprimer. En ce sens, la démocratie est le régime le plus rationnel et juste. Chaque citoyen doit pouvoir exprimer ses idées, non pas sous l’impulsion de la colère ou de la passion, mais en vertu de sa raison. La censure, loin de renforcer l’Etat, ne fait qu’en ruiner la solidité : « Les hommes sont ainsi faits qu’ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles, et imputé à méfait ce qui émeut leurs âmes ; par où il arrive qu’ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux mais très beau, d’émouvoir des séditions contre pour une telle causer, et tenter quelque entreprise violente que ce soit » (Traité théologico-politique, XX Annexe 6).

On voit donc ici qu’il est possible de transférer à l’Etat sa puissance personnelle pour assurer la sécurité, la liberté politique et la justice dans la vie en commun. Mais les citoyens peuvent aussi garder un esprit critique à l’égard de cet Etat, qu’il peut destituer dès lors qu’il constate qu’il remplit mal ou qu’il ne remplit plus ses fonctions.

« La fin dernière de l’État n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais, au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sécurité de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »

Selon Spinoza, lorsque les hommes sont libres, cad vivent sous la conduite de la raison, on peut dire que « l’homme est un dieu pour l’homme » (Ethique).

La liberté d’expression peut nous sembler élémentaire pour critiquer l’Etat dans ses éventuelles dérives. Mais cette liberté d’expression est non seulement difficile à acquérir mais aussi à préserver. Elle relève d’un combat perpétuel.

Sur l’aspect juridique de la liberté d’expression :

 

Sur l’état des lieux de la liberté d’expression dans le monde :

 

 

Pour critiquer l’Etat (critiquer au sens de discriminer ce qui est légitime ou non), la société doit disposer de sa liberté d’expression et de corps intermédiaires permettant d’exercer des « contre-pouvoirs » (associations, syndicats, presse, art…).

Moyen efficace pour critiquer (au sens de distinguer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas) le pouvoir étatique  : la presse

 

Une société semble donc pouvoir accepter l’institution d’un Etat pour assurer certaines fonctions comme la sécurité, l’administration ou la justice, mais elle doit garder en tête son droit à résister au pouvoir étatique, à rappeler à l’Etat où se trouve le bien commun, et à exprimer librement ses pensées et idées.

 

En un mot, philosophons!

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