Autrui

          AUTRUI

Pour partir de l’actualité :

Dans les discours politiques et à la télévision, le monde apparaît comme un milieu hostile, et les individus plutôt égoïstes et malveillants. Croire en la bienveillance est associé à une forme de naïveté, voire de bêtise. Autrui apparaît alors comme un ennemi, qqun dont il faut se méfier. Non seulement autrui est une menace pour moi, mais l’autre limite aussi ma liberté, car je dois prendre en compte son existence pour agir.

De plus, l’autre est pour moi un étranger. Contrairement à la connaissance de soi qui est intérieure et semble immédiate, la connaissance d’autrui m’apparaît comme impossible. Ses pensées restent pour moi inaccessibles, et ses actes toujours imprévisibles.

Pourtant, nous partageons avec autrui une condition commune, et nous sommes même capables de ressentir directement certaines de ses émotions. Indépendamment du langage, il est parfois possible d’entrer directement en communication avec l’autre, par le biais d’un sourire ou de son regard par expl.

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Malévitch, Deux têtes sans visages

Ce tableau illustre bien  l’ambivalence d’autrui (notion d’ « alter ego ») : il est à la fois le même et différent de nous.

=> Problématique : alors qu’autrui m’apparaît comme étranger et hostile, n’avons-nous pas des points communs qui nous permettent de partager une certaine conscience, une certaine sensibilité et certaines expériences ?

 I) Autrui est pour moi étrange et étranger

A) La méfiance nécessaire à l’égard d’autrui

En tant qu’individus, autrui et moi avons des intérêts personnels différents. Cherchant à satisfaire nos intérêts et à accomplir nos désirs, il arrive souvent que nous entrions en compétition avec l’autre et que nos actions entrent en conflit.

Au quotidien, nous pouvons voir qu’il est préférable de se méfier d’autrui car nous ne pouvons pas savoir ce qu’il pense ou ce qu’il va faire. Autrui peut à tout moment tromper notre confiance et empiéter sur notre liberté. L’impératif de survie, la recherche de pouvoir et de reconnaissance amènent chaque individu à affirmer sa place auprès des autres, quitte à empiéter sur leur sphère.

Reprenant une locution latine de Plaute, le philosophe anglais Thomas Hobbes développe l’hypothèse selon laquelle « L’homme est un loup pour l’homme ». Chez Plaute, la formule signifie que nous avons tendance à nous méfier de l’homme que nous ne connaissons pas. Mais Hobbes en propose une interprétation plus pessimiste de la nature humaine.

Dans le Léviathan, Hobbes se pose la question suivante : pourquoi les hommes vivent-ils en société, soumis à un pouvoir commun ? Pour expliquer la naissance de l’Etat, Hobbes commence par inventer une fiction, celle de l’ « état de nature », cad la situation dans laquelle se trouveraient les hommes s’ils ne vivaient pas en société. A l’état de nature, la situation est celle d’une « guerre de tous contre tous ». Hobbes affirme que les hommes sont mus par des passions qui les poussent à désirer le pouvoir, la reconnaissance et à être jaloux du pouvoir d’autrui. Ce qui aggrave la rivalité, c’est le fait que les hommes désirent souvent les mêmes choses et qu’ils sont prêts à se battre pour obtenir cette chose. Ainsi, c’est la force qui règne, et tous les individus ont peur pour leur survie, y compris le plus fort car il peut à tout moment être renversé. Cette peur conduit les individus à se méfier les uns les autres et ce sentiment d’insécurité les conduit à accepter de transférer leur force à un tiers, l’Etat, dont la fonction 1e est d’assurer la sécurité de tous.

Selon Hobbes, autrui est donc par nature un étranger dont il faut se méfier.

Texte de Hobbes, Leviathan :

« Tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un tel état, il n’y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu’elles requièrent beaucoup de force; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ».

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Otto Dix, La danse des morts (1924)

Sur ce tableau à l’eau forte, Otto dix représente l’horreur de la 1e guerre mondiale et la cruauté des hommes entre eux, menant à la mort.

Ainsi, les hommes acceptent de vivre en société par défaut, dans le but qu’autrui ne soit pas une menace permanente pour notre survie.

B) Autrui réduit ma liberté

En plus d’être un danger, autrui réduit considérablement ma liberté.  En effet, je ne peux faire tout ce qui me plaît car il me faut toujours prendre en compte l’existence d’autrui autour de moi. Dans le Gorgias, Platon met en scène le personnage de Calliclès pour défendre l’idée que la liberté est la possibilité d’assouvir tous ses désirs sans aucune restriction. Selon lui, seuls les plus forts sont libres et doivent profiter pleinement de leur liberté, même si c’est au détriment des autres. Pour Calliclès : être libre, c’est  « vivre dans la jouissance, éprouver toutes les formes de désirs et les assouvir (…) Si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer ».

Mais cette conception de la liberté est incompatible avec toute idée de vie collective. Pour vivre en société, il faut accepter de restreindre sa liberté individuelle. En ce sens, les lois politiques ont pour but de réduire nos libertés à tous afin que l’on puisse vivre ensemble sans conflit.

De plus, autrui me juge en permanence. Son regard pèse sur moi. Une des sensations terribles qui en résulte est la honte. C’est ce que remarque Sartre : « Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le sujet ni le blâme, je le vis simplement. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte » (L’Etre et le Néant). Cependant, Sartre ajoute que cette honte est nécessaire car elle me permet de prendre du recul par rapport à mon propre comportement, et de mieux me connaître moi-même.

C) L’incommunicabilité de ma singularité

De plus, face à moi, autrui apparaît d’abord dans sa différence. Je ne fais l’expérience intime que de moi-même. Autrui reste pour moi irréductiblement étranger. Même si je suis très proche de qqun, même si nous partageons bcp de choses, certains sentiments, sensations ou expériences sont incommunicables. Je ne peux et ne pourrai jamais ressentir et vivre exactement comme lui. Selon Merleau-Ponty, ce gouffre infranchissable entre autrui et moi est lié au fait que nous faisons chacun notre expérience du monde à travers son « corps propre ». Merleau-Ponty donne l’expl du deuil de son ami Paul : il souffre avec Paul qui a perdu sa femme, mais leurs situations ne sont pas les mêmes (« les situations ne sont pas superposables »). Paul souffre parce qu’il a perdu sa femme, et lui souffre parce que Paul souffre.

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception :

« si enfin nous faisons qqe projet en commun, ce projet commun n’est pas un seul projet, et ne s’offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n’y tenons pas autant l’un que l’autre, ni en tout cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul et que je suis moi ».

Il en conclut que, même s’il y a communication entre autrui et moi, cette communication nous maintient étranger l’un à l’autre. La communication n’est pas une communion.

Transition : Si autrui est insupportable, il m’est aussi indispensable. En effet, la solitude absolue n’est peut-être pas souhaitable (cf. Victor Hugo : « L’enfer est tout entier dans ce mot : la solitude »).

II) Autrui et moi partageons une condition commune

A) Le lien avec autrui par la pitié

Contrairement à Hobbes, Rousseau refuse de faire de l’état de nature un état de guerre de tous contre tous. En effet, Rousseau imagine un état de nature dans lequel les hommes sont solitaires et mus par le souci de se conserver eux-mêmes et par la pitié. Par rapport à autrui, mes 1e sentiments ne sont pas la jalousie ou la rivalité mais la pitié. La pitié est la sensation insupportable que nous ressentons en voyant souffrir notre semblable car nous nous imaginons à sa place et compatissons. Etymologiquement, compatir, c’est ressentir avec.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

« La pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix ; c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. » 

Ainsi, la pitié nous renvoie à l’idée que nous partageons une même condition humaine et, à ce titre, il n’est pas tolérable de le faire ou de le voir souffrir. En ce sens, l’homme serait naturellement doté d’une conscience morale, avant même le développement de sa raison et de son éducation (cf. cours sur le devoir).

van gogh bon samaritain
Van Gogh, Le bon Samaritain (1890)

La solidarité est une vertu morale qui vient compléter la pitié. C’est une valeur que l’on peut choisir de développer pour aider son semblable.

Aujourd’hui, la solidarité est souvent dépréciée car elle est confondue avec l’assistanat. La solidarité, loin d’être un mythe destructeur, est une valeur à construire et à entretenir à toutes les échelles

 

B) Le fondement rationnel du respect

Le respect d’autrui peut être fondé sur un sentiment comme la pitié ou l’empathie. Mais il peut aussi être fondé sur la raison. En effet, autrui étant un « alter ego », il partage avec moi une humaine condition : il est, lui aussi, un sujet libre et conscient. En ce sens, cela m’interdit de le considérer comme inférieur et de l’utiliser comme j’utiliserais un objet pour parvenir à un but que je me suis fixé.

Selon Kant, ce respect d’autrui est un des premiers principes de la morale, laquelle est dictée aux hommes à leur raison sous forme de lois : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours comme une fin et jamais seulement comme un moyen » (Fondements de la métaphysique des mœurs).

C) Les bienfaits de la coopération

Dans les sociétés néolibérales actuelles, le maître mot est la compétition. Certes la compétition peut être stimulante mais elle est aussi souvent destructrice. Or, il apparaît que non seulement coopérer est favorable à tous, mais c’est aussi un moyen pour chacun de s’affirmer dans sa singularité.

Les défenseurs de la compétition généralisée y voient un mécanisme naturel. Or, la sélection naturelle telle que l’a pensée Darwin n’est pas une compétition pour la survie dans laquelle les individus s’entretuent. Au contraire, Darwin a développé une théorie des sentiments moraux qui permettent aux hommes de s’entraider. D’ailleurs, il existe de nombreuses formes de coopération chez les plantes et animaux.

Hannah Arendt remarque que, dans l’imaginaire collectif, l’homme fort est le solitaire, et elle prend l’image du cow-boy (cf. Lucky Luke « I’m a poor lonesome cow-boy »).

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Mais ce n’est là qu’une illusion car l’homme ne tire sa force que de la collaboration avec ses semblables. Pour l’homme, la seule véritable action est celle qui s’inscrit dans le monde et qui met en rapport des hommes entre eux.

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

« La qualité de révélation de la parole et de l’action est en évidence lorsque l’on est avec autrui, ni pour ni contre – c’est-à-dire dans l’unité humaine pure et simple. Bien que personne ne sache qui il révèle lorsqu’il se dévoile dans l’acte ou le verbe, il lui faut être prêt à risquer la révélation. (…) En raison de sa tendance inhérente à dévoiler l’agent en même temps que l’acte, l’action veut la lumière inhérente que l’on nommait jadis la gloire, et qui n’est possible que dans le domaine public » 

II) Autrui me permet de mieux me connaître moi-même

A) Autrui est nécessaire à ma construction comme sujet

Pour que je sois un être conscient et libre, il ne suffit pas de faire une introspection, il faut aussi qu’autrui me reconnaisse comme tel. Même si je ne connais autrui et autrui ne me connaît qu’extérieurement (il n’a pas d’accès direct à ma conscience, quoique mon corps est certainement une manifestation de ma conscience), son regard est indispensable pour que je sache que je suis à la fois comme lui (un sujet libre et conscient) et différent de lui (un sujet unique, irréductible à un autre sujet). La solitude absolue du sujet est non seulement insupportable, mais elle est aussi mortelle car elle fait perdre au monde son humanité.

Expl du personnage de Robinson Crusoé qui se laisse dépérir seul sur son île dans Vendredi ou les limbes du pacifique : « Autrui, pièce maîtresse de mon univers… Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l’usage de la parole, et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités. A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. » Analogie avec la peinture : sans point de comparaison, impossible de connaître ou de reconnaître l’objet ou le sujet représenté.

Aujourd’hui, les études médicales montrent qu’il y a une très forte corrélation entre la solitude subjective (sentiment de rejet) et objective (isolement social) et la santé physique et mentale (notamment la dépression et le suicide).

Ainsi, même si autrui porte un jugement sur moi, son regard est indispensable pour que je me constitue comme sujet, moralement engagé par rapport à ce et à ceux qui l’entourent. Selon Sartre, autrui est un miroir pour la conscience de soi : cela semble paradoxal, mais « Pour que j’obtienne une quelconque vérité sur moi, il faut que je passe par l’autre » (L’existentialisme est un humanisme).

B) La connaissance de soi par le biais de l’ami

Se connaître soi-même semble être impossible. En effet, la connaissance est un processus qui tend vers le plus d’objectivité possible. Or, je ne peux porter qu’un jugement subjectif sur moi-même. Pour résoudre cette difficulté, Aristote propose une solution intéressante : pour se connaître soi-même, il faut passer par le biais de l’ami. Cela présuppose une conception précise de l’ami comme « un autre soi-même », qui nous ressemble et nous comprend.

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James Eméry, à Douglasville

Texte d’Aristote, Ethique à Nicomaque

« Apprendre à se connaître est très difficile […] et un très grand plaisir en même temps (quel plaisir de se connaître !) ; mais nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes à partir de nous-mêmes : ce qui le prouve, ce sont les reproches que nous adressons à d’autres, sans nous rendre compte que nous commettons les mêmes erreurs, aveuglés que nous sommes, pour beaucoup d’entre nous, par l’indulgence et la passion qui nous empêchent de juger correctement.

Par conséquent, à la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c’est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu’un ami est un autre soi-même. Concluons : la connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami ; l’homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même. »

Cf. Amitié Montaigne La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi »

Une émission de France culture sur l’amitié pour Montaigne :

Enfin, pour récapituler et conclure le cours :

En un mot, philosophons!

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