La conscience

LA CONSCIENCE ET L’INCONSCIENT

Pour aborder le sujet :

Comme pour toutes les notions au programme, nous allons chercher ce qui pose problème dans la question de la conscience

La conscience est une des questions classiques de la philosophie. Pourquoi ? Parce qu’elle nous concerne au quotidien, dans notre rapport au monde et à nous-mêmes.

La conscience, c’est d’abord une présence que nous avons dans le monde extérieur et par rapport à nous-mêmes, à ce que nous faisons, à ce que nous ressentons.

Par exemple, avoir conscience qu’il y a quelqu’un dans la même pièce que moi, c’est sentir sa présence, c’est savoir que quelqu’un est entré ; être conscient de faire un exercice faux, c’est savoir que j’applique mal la méthode ou que je ne la connais pas du tout ; être conscient de sa tristesse, c’est pouvoir examiner son état et peut-être même en connaître les causes.

La conscience est donc une expérience de présence à soi et de soi par rapport aux autres et au monde (moi qui suis consciente d’être triste, je sais que je ne suis pas lui qui se tient face à moi et qui me sourit, ni cet arbre que je vois au loin) et cette présence enveloppe une connaissance.

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Van Gogh, Autoportrait 1889

Dans cet autoportrait, Van Gogh se représente en toute sincérité, se montrant avec un regard triste et des traits durs. L’authenticité de cette image manifeste peut-être pour le peintre un désir de mieux se connaître lui-même.

C’est bien ce que montre l’étymologie (cum = « avec » ; scientia = « science, connaissance, savoir »). En un sens fort, on peut donc dire que la conscience est un savoir qui accompagne ma pensée, mes actions, ma façon d’être au monde.

 Qu’est-ce qui rend possible ce pouvoir de représentation ?

Pour l’expliquer le philosophe Alain prend pour exemple le dormeur. Pendant son sommeil, il est en situation d’inconscience, il n’est plus conscient qu’il y a un monde, qu’il est seul dans son lit ou qu’il a été triste dans la journée. Il se fond dans un ensemble dont il ne se distingue pas. Lui et le monde ne font qu’un. Il est immergé dans le monde comme le sont les choses. Qu’en est-il du moment où il retourne à la conscience, où il se réveille ? Il reprend conscience de lui-même et de sa situation dans le monde. Il se sépare du monde et cette opération de division lui permet de se donner une représentation de lui-même allongé, de son lit, de sa chambre, de l’heure à laquelle il se réveille, de son chat qui saute sur le lit et de son désir de dormir encore un peu.

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Brassaï, Dormeur au canotier

« Dans le sommeil, je suis tout mais je n’en sais rien. La conscience suppose réflexion et division. La conscience n’est pas immédiate. Je pense, puis je pense que je pense, par quoi je distingue Sujet et Objet, Moi et le monde, Moi et ma sensation, Moi et mon sentiment, Moi et mon idée »

La conscience est ce par quoi il y a un sujet qui se représente et un objet représenté. Exemple : je (sujet qui se représente) suis conscient de voir un arbre (objet représenté). Même dans le cas de la tristesse, je me représente ma tristesse comme un objet qui caractérise mon état momentanément mais qui ne constitue pas ma substance (la tristesse disparaît, s’intensifie, ou s’amoindrit avec le temps).

Par la conscience s’opère la scission Sujet/Objet. Le sujet n’est pas dans le monde comme une chose parmi les choses, mais il se constitue comme un « Je » qui se tient face au mondeCouple conceptuel : sujet/objet ; subjectif/objectif

Distinguons maintenant la conscience immédiate ou spontanée, qui est tournée vers le monde extérieur (je perçois un nuage et j’ai conscience de l’existence de ce nuage), et la conscience réfléchie, où le moi fait retour sur lui-même, se prend lui-même comme objet tout en se distinguant de ses propres états psychiques (je suis joyeuse et j’ai conscience de la joie qui m’envahit).

(Remarque : les Grecs n’ont pas ignoré la question de la conscience (l’oracle de Delphes invite à se connaître soi-même), mais la réflexion sur le sujet et sur la conscience se développe surtout au XVIIe, siècle qui marque un tournant puisque le savoir est désormais recentré sur l’homme, sur ses facultés de penser (entendement, raison, volonté…) et sur son identité (qu’est-ce qui permet de définir l’homme comme sujet, se distinguant ainsi des animaux d’une part et de Dieu d’autre part)).

Mais la conscience a aussi un sens moral. On dit par exemple qu’on agit en conscience ou qu’on a mauvaise conscience suite à une faute commise. La philosophie s’interroge sur la source de cette conscience morale (est-ce le sentiment ou la raison ? Est-ce que j’aide mon voisin par calcul ou par amitié ?).

On parle aussi de conscience collective en sociologie (= discipline qui explique l’impact de la société sur les façons d’agir et de penser individuelles), pour parler de la conscience du groupe, qui n’est pas la somme des consciences des individus qui composent ce groupe.

Le fait de la conscience demeure un mystère car la conscience est pour nous le phénomène le plus familier et le plus étonnant. La philosophie ne vient pas dissiper ce mystère mais vient au contraire l’approfondir pour en saisir tous les enjeux.

Quelques questions qui se posent à propos de la conscience :

  • La conscience caractérise-t-elle l’homme en particulier ou d’autres animaux sont-ils aussi conscients ?
  • Comment comprendre le fait de conscience tel que nous l’expérimentons au quotidien? La conscience est-elle une substance, qui caractérise en propre un sujet, ou est-elle plutôt un acte, par lequel le sujet s’ouvre au monde et à lui-même ?
  • La conscience est-elle une connaissance, de soi-même et du monde, ou laisse-t-elle place à une part d’obscurité ?
  • La conscience est-elle suffisante pour qu’un sujet construise son identité àpd elle ?

Nous allons adopter un angle d’étude qui puisse nous permettre de répondre à certaines de ces questions :

  1. La prise de conscience et la découverte de la conscience
  2. Nature et fonctions de la conscience
  3. Limites de la conscience

I) La prise de conscience

Avant de définir la conscience, nous allons partir de l’expérience faite par chacun de la prise de conscience. La prise de conscience correspond au moment où un individu prend du recul par rapport à ce qu’il vit et unit toutes ses sensations, sentiments, actions autour d’une même personne, d’un même sujet, que l’on appelle le « Je ».

La prise de conscience est-elle une expérience qui ne concerne que l’homme ? Est-elle une expérience unique et irréversible, auquel cas elle s’acquiert une fois pour toutes au cours d’une vie, ou est-elle une expérience quotidienne comme semble le suggérer l’expl du dormeur qui se réveille ? Enfin, la prise de conscience se fait-elle théoriquement, par réflexion sur le monde et sur soi, ou surgit-elle dans la pratique, dans l’action ?

 A) La prise de conscience par la représentation de soi comme un sujet

Comme conscience spontanée et irréfléchie (conscience diffuse qui accompagne mes pensées, mes actions…) et comme conscience réfléchie (dédoublement du sujet qui se saisit en tant que conscience), la conscience est ce qui définit l’homme. La prise de conscience est la marque de l’humanisation de l’homme.

Telle est la thèse d’Emmanuel Kant : la prise de conscience est le propre de l’homme et elle a lieu une seule fois dans la vie d’un individu, lorsque celui-ci, après avoir appris à parler, commence à parler de lui-même en disant « Je ».

C’est cette possession du « Je » qui est selon Kant un privilège humain. L’animal est incapable de dire « Je », pas seulement parce qu’il ne partage pas le langage avec l’homme, mais surtout parce qu’il ne sait pas que tout ce qui lui arrive, tout ce qu’il ressent, tout ce qu’il fait concernent une même entité, que l’on appelle une « personne ». 

Un enfant n’est pas encore une personne, n’est pas un homme au sens fort, avant d’être capable de dire « Je ». Au cours du développement de l’enfant, la conscience s’éveille progressivement : au début, l’enfant ne parle pas, puis arrive une période où il parle de lui-même à la 3e personne (Charles veut manger). Ce n’est qu’en apprenant à dire « Je » que l’enfant passe du simple « sentiment de soi » (il ressent la faim, la douleur, la fièvre, sait vaguement situer son corps dans l’espace) à la « conscience de soi ». Se sentir, c’est être immergé dans la multiplicité mouvante des états, sans aucun recul ni point de stabilité. L’enfant sent ses états mais ne peut pas dire qu’ils sont les siens, il ne peut pas établir de liens entre eux.

Dire « Je », c’est poser un centre unificateur des expériences, passées (grâce à la mémoire) et présentes (grâce à la perception). Lorsque Charles apprend à dire « Je », il prend conscience de lui-même et accède au rang de personne. Cette acquisition de la conscience de soi est irréversible. Le « Je pense », qui accompagne désormais sa pensée, n’est pas donnée dans l’expérience mais devient la condition de possibilité de toute expérience.

C’est la capacité à dire « Je » qui permet à l’homme, qui empiriquement n’est jamais le même et change sans cesse, de se constituer comme une personne singulière. Le « Je » constitue l’unité de la conscience malgré tous les changements qui peuvent affecter un individu.

Texte de Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique

« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, ie, un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’ a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas en un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. Il faut remarquer que l’enfant, qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.); et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se sentir; maintenant, il se pense. »

La conscience et la capacité à l’exprimer rationnellement sous la forme du « Je » seraient donc un critère distinctif de l’homme par rapport aux choses mais aussi par rapport aux animaux.

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Doisneau, Enfant autrichien ayant reçu des chaussures de la croix rouge

Cependant, il faut nuancer un tel point de vue. Ce n’est pas parce que les animaux sont incapables de dire « Je » qu’ils doivent être considérés comme dénués de conscience et réduits à des choses. En effet, comme nous allons le voir, la conscience a des degrés dont certains caractérisent aussi les animaux.

Avant même le critère du langage, on peut  considérer que c’est la reconnaissance dans un miroir qui permet de voir si un animal a ou n’a pas conscience de lui-même. Si un chien ou une perruche ne semblent pas se reconnaître dans le miroir (certains oiseaux vont même jusqu’à attaquer leur propre reflet), le test du miroir montre que les dauphins, les éléphants, les corbeaux, les pies et presque tous les grands singes (bonobos, orang-outans, chimpanzés) sont capables de se reconnaître.

Cette vidéo montre, à partir du test de la tâche colorée, que les éléphants sont capables de se reconnaître dans le miroir :

Remarque : C’est seulement depuis janvier 2015 que le Code civil reconnaît les animaux comme des « êtres doués de sensibilité », alors qu’ils étaient jusqu’alors reconnus comme des « biens meubles ou immeubles ».

La conscience de soi contribue donc bien à la grandeur de l’homme mais, en fonction de la définition qu’on en donne et du degré de conscience que l’on cherche, elle ne caractérise peut-être pas l’homme seulement.)

 B) La découverte de la conscience par l’épreuve du doute

La conscience de soi ne désigne pas seulement la capacité à se reconnaître dans le miroir, ni même la capacité à dire « Je ». En un sens plus fort, elle peut désigner la connaissance de soi. Dans ce cas, elle peut se découvrir théoriquement, dans une démarche de recherche de la vérité.

C’est dans cette quête de vérité que René Descartes nous invite à le suivre. Descartes ne part pas à la recherche de la conscience comme telle, mais son but est, une fois dans sa vie, de remettre en cause tout ce qu’il a appris jusqu’alors pour trouver par lui-même un fondement solide sur lequel il pourra édifier l’ensemble des connaissances dont est capable l’esprit humain.

Il utilise le doute comme outil pour trier, parmi ce qu’il croit savoir, ce qui est véritablement savoir et ce qui n’est qu’opinion (image de la corbeille de pommes dans les 7e Réponses aux Objections : pour être sûr de ne pas avoir de pomme pourrie dans la corbeille, il faut toutes les sortir et les examiner une par une). Couple conceptuel : croire/savoir

Dans les Méditations métaphysiques, Descartes met en place cette démarche et commence par douter de tout ce qu’il a appris dans l’enfance et qu’il nomme « préjugés ».

Ensuite, Descartes remarque que, pour douter de ses anciennes opinions, il n’est pas besoin de les examiner chacune en particulier, mais il suffit de critiquer leur principe. Or, ce principe, c’est l’idée que la connaissance nous vient des sens (expl du bâton rompu : ma vue m’indique que le bâton est brisé, seule ma raison sait qu’il ne l’est pas vraiment et que c’est le changement de milieu qui donne cet effet).

Dans cette vidéo, une expérience est menée pour savoir si nous sommes capables de « résister » à une illusion d’optique :

Texte de Descartes, Réponse aux 6e objections :

« Quand donc on dit qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de la réfraction, c’est de même que si l’on disait qu’il nous paraît d’une telle façon qu’un enfant jugerait de là qu’il est rompu, et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dés notre enfance, nous jugeons la même chose. Mais je ne puis demeurer d’accord de ce que l’on ajoute ensuite, à savoir que « cette erreur n’est point corrigée par l’entendement, mais par le sens de l’attouchement » ; car bien que ce sens nous fasse juger qu’un bâton est droit, et cela par cette façon de juger à laquelle nous sommes accoutumés dès notre enfance, et qui par conséquent peut être appelée sentiment, néanmoins cela ne suffit pas pour corriger l’erreur de la vue, mais outre cela il est besoin que nous ayons quelque raison, qui nous enseigne que nous devons en cette rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons ensuite de l’attouchement, qu’à celui où semble nous porter le sens de la vue ; laquelle raison n’ayant point été en nous dès notre enfance, ne peut être attribuée au sens, mais au seul entendement ; et partant, dans cet exemple même, c’est l’entendement seul qui corrige l’erreur du sens, et il est impossible d’en apporter jamais aucun, dans lequel l’erreur vienne pour s’être plus fié à l’opération de l’esprit qu’à la perception des sens. »

Pour Descartes, la raison est capable de rectifier les données erronées venant des sens.

Mais ce doute sur le sensible est limité : je peux douter que le ciel devient rouge au coucher du soleil, mais je ne peux pas douter que je suis ici, debout en face de vous, à moins d’être atteinte par la folie (au XVIIe, la folie est privation de raison). Sans aller jusqu’à la folie, comment être sûre que je ne suis pas en train de rêver que je suis réveillée ? En effet, je n’ai aucun critère pour distinguer la veille et le sommeil.

Mais Descartes ne s’arrête pas là : même si je dors, les vérités mathématiques ne sont pas ébranlées, un triangle a toujours 3 côtés, 2 et 2 font toujours 4. Serait-ce là ce qui résiste à l’épreuve du doute, le fondement de toutes les connaissances ? Non car Descartes suppose qu’il pourrait exister un Dieu trompeur qui m’induirait en erreur, même à propos des vérités mathématiques.

Le problème est que Dieu est bon et qu’il ne peut donc pas me tromper. Descartes fait alors l’hypothèse de l’existence d’un « mauvais génie » qui peut créer toutes les illusions. Pourtant, malgré cette hypothèse, Descartes remarque qu’il reste en sa puissance de suspendre son jugement, cad de douter. Le malin génie est donc un artifice méthodologique qu’utilise Descartes pour pousser le doute à son extrémité (c’est ce qu’on appelle le doute « hyperbolique »). Grâce à cet artifice, Descartes découvre que le malin génie peut me tromper sur tous les points, sauf sur ma liberté de penser et de douter.

Y-a-t ’il alors une vérité qui résiste au doute et qui pourra être le fondement de l’édifice de la connaissance ?  Descartes ne le sait pas au terme de la 1e Méditation. Dans la 2nde Méditation, il reprend donc sa recherche de fondement pour la connaissance. Malgré les difficultés engendrées par le doute, il veut continuer à chercher une vérité, même si la seule vérité est peut-être qu’il n’y a aucune vérité.

Reprenant en la résumant l’ensemble de sa démarche de la veille, Descartes remarque qu’il y a au moins une chose qui résiste au doute hyperbolique : tout est peut-être faux, mais il ne peut être faux que je suis en train de m’interroger sur l’éventuelle fausseté de toutes choses. Telle est la 1e certitude : je doute ; doutant, je pense et pensant, je suis, au moins au moment où je doute.

Texte de Descartes, Méditations métaphysiques

« Moi  donc  à  tout  le  moins  ne  suis-je  pas  quelque chose? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de  là? Suis-je  tellement  dépendant  du  corps  et  des  sens,  que  je  ne puisse  être  sans  eux? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je  donc  pas  aussi  persuadé  que  je  n’étais  point?  Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque  chose.  Mais il  y  a  un  je  ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses,  enfin  il  faut  conclure,  et  tenir  pour  constant  que cette   proposition:  Je  suis,  j’existe,  est  nécessairement vraie,  toutes  les  fois  que  je  la  prononce,  ou  que  je  la  conçois en mon esprit. »

C’est cette découverte que l’on appelle « le  cogito ». Dans le Discours de la méthode, texte destiné à un grand public, Descartes formule d’une autre façon cette découverte de la conscience (moi qui doute, je suis conscient d’être en train de douter).

Texte de Descartes, Discours de la méthode

« Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. » 

Cette découverte de la conscience pensante va de pair avec une autre découverte : je n’ai pas besoin de prouver l’existence de mon corps matériel pour penser. C’est l’âme qui pense, et l’âme est clairement distincte du corps. La conscience, qui identifie l’homme, qui définit l’essence de l’homme, est liée à l’âme.

La découverte du « Je suis, j’existe » est fondamentale dans la démarche de connaissance mais Descartes ne s’arrête pas à cette 1e vérité. Son but est de fonder en certitude l’ensemble de la connaissance (image de l’arbre dans la Lettre-préface aux Principes de la philosophie : la philosophie est un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches la médecine, la mécanique et la morale, sciences les plus hautes). De plus, si la conscience est révélée en 1e par la méthode utilisée par Descartes (méthode du doute), ce n’est pas la conscience qui est ontologiquement 1e mais c’est Dieu.

Ainsi, la conscience peut se découvrir théoriquement, dans une démarche de recherche de la vérité, mais elle peut aussi se découvrir dans la pratique. Couple conceptuel : théorie/pratique

 B) La prise de conscience par la confrontation à la pratique

La conscience est-elle seulement le fruit de la spéculation ? Ne peut-on prendre conscience de soi-même et du monde qu’en se regardant soi-même et en réfléchissant sur soi ? Il semble que non. C’est ce que nous propose de penser le philosophe allemand Hegel.

Comme Kant, Hegel oppose l’homme aux choses et considère que, ce qui distingue l’homme des choses, c’est la conscience, c’est la capacité à exister et à en même temps savoir qu’il existe.

Comme les choses, l’homme est « en soi » et, contrairement aux choses, il est aussi « pour soi », cad qu’il est capable de se penser lui-même. Dans le vocabulaire hégélien, l’ « en soi » désigne la nature, le « pour soi » désigne la conscience.

Que nous dit Hegel à propos de la conscience ? Il nous dit qu’elle peut se découvrir théoriquement, par une méditation, par un repli de soi sur soi, par une introspection, mais aussi pratiquement, dans ce qu’il crée, dans ce qu’il produit par son activité ou son travail. La conscience de l’homme apparaît dans tout ce qu’il touche, dans tout ce qu’il voit, dans tout ce qu’il crée et c’est la preuve de la liberté de l’homme que sa capacité à s’approprier les choses. L’homme éprouve sa liberté lorsqu’il imprime sa marque sur les choses extérieures qui lui semblent d’abord étrangères. La conscience de l’homme communique sa structure aux objets qui deviennent ainsi familiers. C’est de ce besoin de rendre le monde familier, de rapprocher le monde extérieur et le monde intérieur que naît la nécessité de l’art.

Aux 2 formes de découverte de la conscience correspondent 2 formes de la conscience elle-même :

  • la conscience théorique, qui permet au sujet de se penser lui-même et de distinguer au sein du sujet une instance qui vit les états de conscience (que Kant appelle le « moi empirique ») et une instance qui les observe (que Kant appelle le « je transcendantal ») (ce dédoublement est visible dans le langage, dans des formes comme « je me promène », « je me repose »…).

La conscience théorique s’acquiert mais reste statique, elle considère le monde mais le laisse tel qu’il est.

  • La conscience pratique, qui naît au sein de l’activité et qui permet au sujet d’extérioriser son moi et de l’imprimer sur les choses extérieures. Le sujet s’objective dans ses réalisations, prenant ainsi de plus en plus conscience de soi comme pouvoir d’agir sur le monde et comme liberté.

La conscience pratique est dynamique, en conquête permanente, elle regarde le monde et le modifie et crée même des objets (cf. chapitre sur l’Art)

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Pollock, Drip painting (1951)

Texte de Hegel, Esthétique

« L’homme est un être doué de conscience et qui pense, c’est-à dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe, d’une part, au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part , il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi l’homme l’acquiert de deux manières : Primo théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis, penchants du coeur humain et d’une manière générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement, aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une oeuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. »

Cf. pratique du tag (attention à ne pas faire d’anachronisme dans une dissertation) : au début, le tag était pratiqué par un individu ou un groupe pour marquer son territoire dans un quartier urbain. Le tag est un moyen de s’approprier le monde extérieur, de le rendre moins étranger en imprimant sur les murs notamment une marque une signature. Aujourd’hui, le tag, le graffiti, le street art sont devenus un art véritable.

Expl : artiste Banksy qui extériorise sa subjectivité tout en défendant certaines causes, et que paradoxalement le public n’a jamais vu. Nous ne le connaissons donc qu’à travers ses œuvres.

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Banksy

Transition : Nous avons donc abordé différentes façons d’accéder à la conscience. Nous avons d’abord restreint l’accès à la conscience à l’homme, en tant que la conscience apparaîtrait à travers la capacité à dire « Je ». Mais nous avons nuancé cette position en remarquant que la conscience apparaissait en deçà du langage, dans la capacité à se reconnaître dans le miroir, capacité que l’homme partage avec un grand nombre d’animaux. Puis, en se focalisant sur l’accès humain à la conscience, nous avons montré que celle-ci pouvait être découverte théoriquement, par introspection, mais aussi pratiquement, par l’activité et le travail humains. Or, de ces différents modes d’accès à la conscience semblent découler des conceptions distinctes de la conscience.

Peut-on alors, àpd analyse de ces modes d’accès à la conscience, tenter de définir la conscience comme telle ?

II) La nature de la conscience

A) La conscience comme substance

De la découverte de la conscience par Descartes dans la 2nde Méditation métaphysique comme 1e évidence métaphysique (et non comme intuition psychologique ou comme fruit d’un raisonnement logique) découle une certaine conception de la conscience. Si Descartes est considéré comme le 1e philosophe du sujet, c’est parce qu’il est le 1e à faire de l’expérience de soi comme sujet pensant le modèle même de l’évidence. Cette évidence est si grande qu’elle fait du moi conscient, cad pensant, une substance pensante. Tel est selon lui le 1e principe de la philosophie (cf. Principes de la philosophie I, 51).

Chez Descartes, la pensée prend un sens très large. Douter, affirmer, nier, aimer, vouloir, imaginer, sentir… sont des formes de la pensée. Prenons l’exemple de la sensation : dans la 2nde Méditation, Descartes doute encore de tout, sauf du fait qu’il doute.

En quel sens Descartes peut-il définir une chose qui pense comme une chose qui sent ? La sensation ne peut apporter aucune certitude puisque le monde extérieur est encore soumis au doute (les sens me trompent, peut-être que je rêve). Ce n’est pas le contenu de la sensation qui est vrai, mais l’acte de sentir. Non pas le contenu mais la forme. Peut-être que ce que je sens n’est pas vrai, peut-être que le ciel n’est pas bleu, mais ce qui est vrai, c’est le fait que je sens et que j’en suis conscient.

Texte de Descartes, Méditations métaphysiques II 

« Mais qu’est-ce donc que je suis? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. (…)Enfin je suis le même qui sens, c’est-à-dire  qui reçois  et  connais  les  choses  comme  par  les  organes  des sens, puisqu’en effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu’il soit ainsi;  toutefois,  à tout le moins il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe; et c’est proprement ce qui en  moi  s’appelle sentir,  et  cela,  pris  ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser »

Pour Descartes, je ne peux pas sentir (ou imaginer, ou affirmer, ou aimer…) sans penser, et je ne peux pas penser sans savoir que je pense. Il n’y a donc pas de pensée sans conscience. Chez Descartes, toute la pensée est consciente et la conscience de soi est connaissance de soi.

La conscience est donc d’abord unité et effort de synthèse. Le courant psychique (les états émotionnels, intellectuels…) est mobile, changeant, mais la conscience demeure, en tant qu’unité. La conscience est un pouvoir unificateur, une liaison qui opère la synthèse d’un divers donné et vécu.

C’est en ce sens que la conscience peut être définie comme substance : la conscience est ce qui  constitue profondément le sujet, ce qui définit le sujet malgré tous les changements que peuvent subir son corps et le monde qui l’entoure.

Quel est alors le rapport de la conscience au corps ? Pour Descartes, le sujet se définit par sa conscience, cad par son âme.  Comme on le voit dans la 2nde Méditation, Descartes découvre la conscience, alors que le corps est encore soumis au doute. Conscience et corps sont donc des substances distinctes, dont les caractéristiques respectives sont opposées.

Pour Descartes, le corps est une chose physique, au même titre que les autres.

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Rembrandt, La leçon d’anatomie du Professeur Tulp (1632)

Rembrandt, La leçon d’anatomie du professeur Tulp : 8 chirurgiens sont réunis autour d’un cadavre. Ils étudient ce corps mort comme n’importe quel autre objet physique. Pour étudier les articulations, le professeur tire un tendon. Cette conception du corps a permis de grandes avancées médicales mais a aussi impliqué un rapport au corps ambivalent, souvent dévalorisé au profit de l’âme.

 

 

Cependant, Descartes reconnaît qu’en l’homme, ces 2 substances sont unies. Cette union l’intrigue particulièrement à la fin de sa vie, avec l’influence de sa correspondance avec Elisabeth. Ainsi, si le corps ne peut être fiable dans une démarche de connaissance, il l’est nécessairement dans la vie quotidienne où ce qui importe n’est pas de connaître mais d’agir (expl de la douleur : mon corps informe mon âme que ma jambe est cassée).

Mais il faut noter que cette définition de la conscience comme substance et comme transparence à soi (je connais tout ce dont je suis conscient et je peux être conscient de tout ce que je suis) est critiquable.  David Hume, philosophe empiriste du XVIIIe, décide de critiquer le rationalisme, celui de Descartes notamment, pour lequel la raison est, dès la naissance et sans avoir besoin de recourir à l’expérience, dotée des principes qui lui permettent de connaître et de comprendre la réalité (la raison a par exemple de façon innée l’idée du triangle). Hume adopte au contraire une position empiriste selon laquelle on ne peut rien connaître avant d’en faire l’expérience par le biais des sens (pour connaître le triangle, il faut que je touche ou que je vois un objet à 3 côtés). Pour Hume, la conscience n’est pas une substance, il n’y a rien qui subsiste lorsque nos états changent. Il n’y a que du changement car l’expérience est sans cesse changeante. En ce sens, ce que certains penseurs appellent « le moi » n’est qu’une illusion.

Texte de Hume, Traité de la nature humaine

« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La plus forte sensation et la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l’établir plus intensément; elles nous font considérer leur influence sur le moi par leur douleur ou leur plaisir. Essayer d’en fournir une preuve plus complète serait en affaiblir l’évidence; car aucune preuve ne peut se tirer d’aucun fait nous ayons une conscience aussi intime; et il n’y a rien dont nous puissions être certains si nous doutons de ce fait. »

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Munch, Le cri (1910)

B) La conscience comme acte

Si la conscience est substance, elle unifie un divers qui lui est donné, qu’elle reçoit. Or, ne peut-on pas questionner cette passivité de la conscience ?

Au XXe siècle, Edmund Husserl propose une analyse de la conscience dans laquelle il souligne, non pas sa passivité, mais son activité. Il parle d’ « intentionnalité » pour dire que  « toute conscience est conscience de qqch » (il n’y a pas de conscience toute seule, mais seulement conscience de cet arbre que je regarde). La conscience n’est pas une substance renfermée sur elle-même, mais elle est un acte, une projection vers le monde. La conscience n’est pas enfermée dans le sujet, elle est dépassement vers l’objet. La conscience n’est pas substance mais éclatement.

Texte de Sartre, Situations I

«La conscience et le monde sont donnés d’un même coup: extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence relatif à elle. C’est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu’aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître c’est s’éclater « vers », s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne se peut diluer en moi -hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos pressentiments? Vous saviez bien que l’arbre n’était pas vous, que vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. »

Cf. Yves Klein, Anthropométrie de l’époque bleue : la conscience et le corps sont unis et viennent s’imprimer sur le monde lors d’une performance artistique. Conscience, corps et monde sont intimement liés.

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Yves Klein, Anthropométries de l’époque bleue (1960)

 C) La conscience comme capacité à faire des choix

Comme le remarque Henri Bergson, la conscience est ce qui nous est le plus proche, qqch qui semble très concret, tout en restant très difficile à définir. Pour comprendre la conscience, Bergson propose de partir d’une expérience de la conscience, celle de se rendre quotidiennement sur son lieu de travail. Tous les gestes et mouvements sont accomplis de manière automatique (se préparer, mettre son manteau, prendre ses clés, fermer à clé, descendre les escaliers, attendre le bus, prendre le bus, marcher jusqu’au lycée…). Mais si une difficulté surgit (une grève des conducteurs de bus par exemple), la conscience va avoir tendance à s’éveiller. La conscience est donc à la fois une présence à soi et une présence au monde qui permet d’être attentif à la situation présente. Ici, la prise de conscience est liée à la nécessité de contourner un obstacle imprévu. C’est pourquoi la conscience a une fonction vitale, celle d’une adaptation à son milieu de vie. Or, l’adaptation à son milieu de vie est une des 2 solutions adoptées pour survivre. L’instinct et l’intelligence sont 2 solutions divergentes permettant de contourner un même obstacle (l’oiseau va reconstruire son nid si celui-ci a été détruit ; je vais marcher vite au lieu de prendre mon bus). La conscience est du côté de l’intelligence, et c’est l’intelligence qui prédomine pour l’humanité (les hommes ont moins d’instinct que les animaux, même s’ils en ont encore un peu). Pour s’adapter aux conditions de vie changeantes, la conscience humaine doit constamment faire des choix pour adopter la conduite la plus appropriée.

Texte de Bergson, La conscience et la vie

« Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique? la conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix; puis à mesure que ces mouvements s’enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments ou notre conscience atteint le plus de vivacité? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’auront fait? Les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix, ou si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix. »

Lorsque nous n’avons pas le choix, la conscience se relâche et laisse place à une activité de plus en plus mécanique, accomplie par habitude. Au contraire, plus nous avons le choix, plus notre conscience s’aiguise.

Ainsi Bergson distingue la conscience et la chose : la conscience est synonyme de choix, de spontanéité, parce qu’elle nous rend capables d’être la source de nos actes et de nos pensées, elle nous arrache à la torpeur et la passivité qui caractérisent les choses et les hommes lorsqu’ils n’agissent plus que par automatisme. Alors que les choses sont entièrement ce qu’elles sont, l’homme conscient de soi peut être affecté par cette conscience qu’il prend de lui-même et qui le modifie. La conscience est donc ouverture et liberté.

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Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages (1818)

Dans ce tableau, on peut voir un homme debout, face à un horizon de nuages. Cette représentation suggère la force et la liberté humaines.

Cette définition de la conscience suppose que, à côté de la conscience, se trouve un inconscient qui gère tout ce qui relève de l’automatisme et de ce qui n’est pas directement utile pour l’action.

D) La conscience morale

 En tant qu’elle est connaissance, la conscience a aussi une dimension morale, qui permet de distinguer les valeurs de bien et de mal. On dit par expl « avoir bonne ou mauvaise conscience ». Ce sens du terme est d’ailleurs plus ancien que celui de conscience de soi ou de conscience du monde. Alors que le fait d’être conscient renvoie plutôt à une idée de lumière, la conscience morale est souvent évoquée comme une voix intérieure. Reste à savoir d’où vient cette voix, si elle est innée ou si elle s’acquiert par la connaissance ou l’éducation, et sous quels critères elle nous permet de discerner les bonnes et les mauvaises attitudes. Couple conceptuel : inné/acquis

Selon Rousseau, la conscience morale est une voix intérieure innée, qui est la même en tout homme. L’enfant, dès sa naissance, sent ce qui est bon, ce qui est mauvais, ce qui est juste, ou ce qui est injuste (expl : Emile s’indigne qu’un jardinier détruise les fèves qu’il a plantées dans un jardin. Selon Rousseau, cette colère est la preuve de l’innéisme du sentiment d’injustice).

Ainsi, malgré la diversité des mœurs et coutumes, la conscience morale est universelle : ce qui est considéré comme bon ou mal quelque part l’est partout. La conscience morale est la « voix de la nature », elle n’est pas liée à une culture particulière. Elle dépend des sentiments, et non de la raison (il ne faut pas raisonner pour savoir si ce que l’on fait est bon ou mauvais). Selon Rousseau, la conscience morale est innée et elle ne se trompe jamais. Comment expliquer alors que certains hommes agissent mal ? C’est parce que cette voix intérieure n’est pas toujours écoutée.

Texte de Rousseau, Emile IV

« Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal (…). Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience (…). Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre coeur. Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir. (…) Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. »

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Van Gogh, Le bon samaritain (1890)

Dans ce tableau, Van Gogh représente un épisode biblique dans lequel un homme, le bon samaritain, s’arrête pour porter secours à son semblable, contrairement aux représentants des différentes religions qui préfèrent poursuivre leur chemin (on les voit partir au loin sur la gauche du tableau). Cette empathie pour l’autre est un des piliers de la conscience morale selon Rousseau.

A la suite de Rousseau, Kant reprendra l’idée que la conscience morale est innée et qu’elle ne se trompe jamais mais, contrairement à Rousseau, il ne la situera pas du côté des sentiments mais du côté de la raison, plus particulièrement de la raison pratique dont les principes répondent à la question « que dois-je faire ? ». C’est un point important car, selon Kant, la condition pour que la loi morale soit universelle, c’est que celle-ci ne dépende pas des sentiments, des préférences et des désirs de chacun.

Texte de Kant, Doctrine de la vertu

« La conscience tout de même n’est pas chose qui puisse être acquise et il n’est pas de devoir qui ordonne de l’acquérir; mais comme être moral tout homme possède originairement une telle conscience en lui. Être obligé d’avoir une conscience signifierait avoir le devoir de reconnaître des devoirs. En effet la conscience est la raison pratique représentant à l’homme son devoir pour l’acquitter ou le condamner en chacun des cas où s’applique la loi. La conscience ne se rapporte donc pas à un objet, mais pleinement au sujet (affectant par son acte le sentiment moral).  Quand l’on dit donc : cet homme n’a pas de conscience, on veut dire qu’il ne se soucie pas de ce que lui dit sa conscience. En effet, s’il n’avait pour de bon aucune conscience il ne pourrait s’attribuer aucune action conforme au devoir, ni s’en reprocher une comme contraire au devoir et par conséquent aussi il ne pourrait concevoir le devoir d’avoir une conscience.[…] Une conscience qui se trompe est un non sens.[…] L’inconscience n’est pas manque de conscience, mais un penchant à ne point se soucier du jugement de la conscience.[…] Le devoir consiste en ceci uniquement : cultiver sa conscience, aiguiser l’attention donnée à la voix du juge intérieur et mettre en oeuvre tous les moyens (ce qui par conséquent n’est qu’un devoir indirect) pour l’écouter. »

Mais, pour d’autres penseurs, la conscience morale n’est pas innée, elle dépend de valeurs inculquées par l’éducation notamment. Pour Durkheim, fondateur de la sociologie,  elle est le fruit d’un conditionnement social. Pour Freud, elle est l’intériorisation de l’autorité parentale et sociale.

Nous avons donc tenté de définir la conscience et avons noté une pluralité de définitions possibles. Mais cette difficulté à définir clairement la conscience ne nous révèle-t-elle pas certaines limites de la notion même de conscience ?

III) Les limites de la conscience

A) La conscience, grandeur mais aussi misère de l’homme

 Comme nous l’avons vu, la conscience, au sens fort de fondement de l’unité d’une personne, définit la manière humaine d’exister. En effet, à la différence des choses qui sont mais qui ne le savent pas, l’homme est et le sait. C’est pour cela que la modernité a donné à l’homme un statut d’exception parmi les êtres.

L’homme a donc bien, grâce à sa conscience, une supériorité ontologique.

Mais, loin de faire seulement la grandeur de l’homme, la conscience fait aussi sa misère. En effet, elle permet de se représenter sa fragilité, sa petitesse, dans l’univers par expl.

Elle permet aussi de se représenter sa finitude : l’homme doué de conscience sait qu’il va mourir. La conscience est donc source d’angoisse.

La conscience est aussi l’origine de l’impuissance humaine à être heureux. Alors que l’animal suit ses besoins, l’homme a des désirs, qui le conduisent à se projeter dans le futur et dans l’imaginaire. Comme le remarque Blaise Pascal, l’homme n’arrive pas à être dans le présent. Sans cesse, il regrette le passé et anticipe le futur. Or, c’est bien la conscience qui lui permet de se projeter dans le temps, dans le passé (par la mémoire) comme dans le futur (par l’imagination).

Texte de Pascal, Pensées

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons (1) sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et, s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

La conscience révèle donc l’ambiguité de la condition humaine. Elle fait la grandeur de l’homme mais elle expose aussi l’existence humaine à l’angoisse, à l’humiliation, à la fragilité, au regret, à la peur, au sentiment de l’absurde. Sans conscience, l’animal perd en dignité mais gagne en inconscience et en quiétude.

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Hopper, Automat

Sur ce tableau, on peut voir une femme en pleine lumière, assise seule dans un café. Peut-être est-elle consciente de la fragilité et de l’absurdité de sa condition.

Est-il alors préférable d’être conscient de ses limites et de sa fragilité ou de rester dans l’inconscience et de vivre dans le seul présent ?

Nous pourrions y réfléchir à partir de cette pensée de Pascal : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. Penser fait la grandeur de l’homme. »

Mais la conscience ne trouve pas seulement ses limites dans ce qu’elle implique en l’homme. Elle peut être critiquée en elle-même.

B) L’ego et la substance : des artifices réconfortants

 Si la question de la conscience comme connaissance de soi et de ses états n’est pas absente dans l’Antiquité et au Moyen-Age, c’est à l’époque moderne, surtout àpd Descartes qu’elle trouve une place centrale dans la philosophie. Or, la valorisation de la conscience va de pair avec celle de la raison humaine, de la volonté, des idées, de la maîtrise de soi. C’est cette prééminence de la raison et du contrôle de soi par soi qui va être remise en cause par de nombreux philosophes, Nietzsche notamment.

Au XIXe siècle, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche propose de philosopher « à coups de marteau » pour éviter de considérer comme acquis et inébranlable tout ce que la philosophie classique croit avoir établi avec certitude. Le marteau est à la fois l’outil du médecin qui diagnostique les maux de son temps et l’instrument qui permet de détruire les idées reçues et tout ce qui est enseigné sans être questionné.

Grâce à sa méthode généalogique qui consiste à étudier l’origine des phénomènes (couple conceptuel : origine/fondement), Nietzsche va  remettre en cause les présupposés de la pensée classique et montrer que les idées et les valeurs qu’elle impose (les valeurs de bien et de mal, la séparation âme/corps, l’existence de Dieu, l’existence d’un monde plus vrai que le nôtre derrière les phénomènes) ont été établies arbitrairement, elles n’ont aucun fondement en nature et peuvent donc être déconstruites. Nietzsche critique la métaphysique classique qui s s’est engouffrée dans les pièges de l’Etre, de la stabilité et des arrières-mondes, alors que le monde dans lequel nous vivons est infiniment riche et en mouvement perpétuel. Tout ce qui est posé comme échappant au devenir n’est qu’illusion. Ainsi, l’ego, la substance, la conscience sont des illusions. La croyance en un cogito transparent et tout-puissant, formant l’essentiel du psychisme, est dénoncée par Nietzsche. Selon lui, la conscience n’est pas une substance séparée du corps, mais est elle-même un organe corporel, et même un organe mal développé, souvent dangereux pour l’ensemble de l’organisme.

Texte de Nietzsche, La Volonté de puissance I

« Quiconque s’est fait du corps une représentation tant soit peu exacte (…) jugera que toute espèce de conscience  est pauvre et étroite en comparaison. C’est que la conscience n’est qu’un instrument ; et en égard à toutes les grandes choses qui s’opèrent dans l’inconscient, elle n’est, parmi les instruments, ni le plus nécessaire ni le plus admirable – au contraire il n’y a peut être pas d’organe aussi mal développé, aucun qui travaille si mal de toutes les façons ; c’est en effet, le dernier venu parmi les organes, un organe encore enfant. Il nous faut donc renverser la hiérarchie : tout le « conscient » est d’importance secondaire ; du fait qu’il nous est plus proche, plus intime, ce n’est pas une raison, du moins pas une raison morale, pour l’estimer plus haut. Confondre la proximité et l’importance, c’est là justement notre vieux préjugé. »

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Lucian Freud, La Sieste

Sur ce tableau, Lucian Freud représente sur toute la surface de la toile une femme nue endormie sur le canapé. Malgré son corps gras et imposant, cette femme inspire une forme de sérénité. Dans toute l’oeuvre de Lucian Freud, les corps, les chairs, dans leurs imperfections et avec leurs défauts, sont omniprésents, ce qui permet de dégager de ses tableaux une humanité remarquable.

C) L’hypothèse d’un inconscient

 Sans aller jusqu’à réduire la conscience à un organe secondaire, voire nuisible et dangereux, la psychanalyse, science qui se constitue au XXe siècle, propose de penser la conscience comme une partie, et une partie seulement, du psychisme humain. L’homme n’est pas seulement ce qu’il est conscient d’être, il ne pense pas seulement ce que sa conscience maîtrise, mais se laisse dépasser par des pensées inconscientes qui le dépassent et dont il n’a pas le contrôle. Même sa conscience morale ne dépend pas seulement de l’usage conscient qu’il en fait : les valeurs de bien et de mal par expl sont constituées en grande partie à partir des interdits et obligations imposées par les parents et les éducateurs à l’enfant.

Ainsi, selon Freud, fondateur de la psychanalyse,  à côté de la conscience se situe l’immense domaine de l’inconscient. C’est en ce sens que, selon Freud, l’humanité a subi trois « blessures narcissiques » : la révolution copernicienne à la fin XVIe (l’homme n’est pas au centre de l’univers) ; l’évolutionnisme darwinien au XIXe (l’homme n’était pas a priori une espèce privilégiée) et la psychanalyse (l’homme n’est pas pleinement maître de ses pensées).

Texte de Freud, Introduction à la psychanalyse 

« Un 3e démenti sera imposé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est pas seulement maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. »

Un beau documentaire sur Freud et sur la naissance de la psychanalyse :

CONCLUSION

La conscience apparaît donc moins comme une donnée que comme une tâche, comme une mission lancée à l’individu pour acquérir sa pleine humanité. Elle n’est pas une substance statique qui permettrait d’avoir la pleine connaissance de soi et du monde, mais un acte dynamique qui tend vers le monde sans jamais vraiment l’atteindre.

La conscience est donc aussi exigence de liberté et de responsabilité : plus un homme a conscience de lui-même, des autres et du monde, plus il se sent libre d’agir, et plus il est responsable de ce qu’il fait. La conscience  a donc des degrés qui permettent à l’homme d’agir plus ou moins librement.

Néanmoins, la conscience humaine doit aussi reconnaître ses faiblesses et rester humble : il se pourrait qu’elle ne constitue pas à elle seule l’intégralité de la vie psychique.

En un mot, philosophons!

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