Le vivant, la matière et l’esprit

                                   LE VIVANT, LA MATIERE ET L’ESPRIT

Point de départ : peut-on manipuler les êtres vivants à notre guise ?

Question de la manipulation du génome par la méthode Crispr-cas9.

Dans l’immense champ ouvert par ces manipulations génétiques, la frontière entre le soin et l’amélioration des humains (eugénisme) est floue. L’utilisation d’une telle technique exige un questionnement éthique car cela peut conduire à de terribles dérives. On en trouve une belle illustration dans le  film dystopique Bienvenue à Gattaca, dans lequel les bébés nés sans manipulation génétique préalable sont nommés les « invalides » et sont exclus de la société.

Mais pourquoi la manipulation du vivant nous pose-t-elle problème alors que nous agissons sur le reste de la matière inerte sans trop nous poser de questions ? Pourquoi les vivants ont-ils un statut particulier par rapport au reste ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il nous faut d’abord définir les termes :

  • Vivant: ensemble des organismes capables de se mouvoir, d’interagir avec leur milieu et de se reproduire. Opposition vivant/ inerte.
  • Matière: ensemble des corps étendus dans l’espace dont on peut faire une expérience sensible
  • Esprit: réalité immatérielle à laquelle on attribue la capacité à penser

Remarque : difficulté pour définir le vivant, encore aujourd’hui.

Les êtres vivants ne sont-ils qu’un amoncellement particulièrement complexe de matière ou sont-ils dotés d’une force mystérieuse, que l’on appelle âme ou esprit, qui anime la matière qui les compose ?

=> Problématique: Alors que les êtres vivants semblent exclusivement composés de matière, doit-on comprendre que leur spécificité par rapport à ce qui est inerte vient du fait que cette matière est animée par une force spirituelle et immatérielle ou qu’elle vient du degré élevé de complexité de cette matière ?

I- Les corps inertes et vivants peuvent être compris comme de simples mécanismes

II- Mais le mécanisme ne semble pas suffire pour expliquer la spécificité du vivant

III- Le vivant émerge d’un agencement exceptionnellement complexe de la matière

I) Les corps inertes et vivants, de simples mécanismes

A) Le mécanisme

Si on étudie les corps, vivants et inertes, on peut constater que, d’une certaine manière, ils fonctionnent sur le même modèle, celui de la machine. Les lois qui régissent le fonctionnement des corps, inertes et vivants, peuvent se comprendre de façon mécanique.

A partir du XVIIe, les philosophes et scientifiques veulent sortir de l’obscurantisme et du mysticisme pour expliquer le monde de façon rationnelle.  Le développement des sciences et techniques permet alors de constater que les corps vivants fonctionnent comme les machines que les hommes sont techniquement capables de construire, avant des poulies, des rouages et des leviers.

Selon Descartes, tous les corps sont composés de matière, laquelle est une substance étendue dans l’espace et corruptible. Le mouvement de tous les corps, de la pierre que l’on lâche par terre comme du corps vivant qui se rend d’un point A à un point B, peut être expliqué à partir des lois de la physique. C’est ce que l’on appelle le mécanisme (=position philosophique selon laquelle tous les phénomènes peuvent être expliqués d’après les lois des mouvements matériels, principalement la loi de causalité). Dans une Lettre à Plempius, Descartes l’exprimait ainsi : « Ma philosophie ne considère que des grandeurs, des figures et des mouvements comme le fait la mécanique ». Cette vision mécaniste des corps conduit Descartes à établir une comparaison directe entre la mécanique et la médecine : on peut soigner un corps vivant comme on répare une horloge.

rembrandt lecon d'anatomie
Rembrandt, La leçon d’anatomie du Professeur Tulp

D’ailleurs, dans l’arbre de la philosophie que présente Descartes dans la Lettre Préface aux Principes de la Philosophie, la mécanique et la médecine sont 2 branches de l’arbre, le tronc étant la physique.

Texte de Descartes, Principes de la philosophie IV §203 :

« Je ne connais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »

Pour Descartes, la spécificité humaine ne vient donc pas de la composition de son corps. Elle vient du fait que l’homme, contrairement aux autres corps, est l’union entre 2 substances : le corps matériel et étendu, et l’âme immatérielle et pensante. Descartes est donc mécaniste dans sa compréhension du fonctionnement des corps, mais il n’est pas matérialiste (le matérialisme est la position philosophique selon laquelle la seule substance qui compose la réalité est la matière). Chez Descartes, il existe deux substances clairement distinctes. Ce dualisme implique une conception de la nature particulière. En effet, toute la nature est entièrement corporelle et l’homme, seul être capable de penser, peut en expliquer les mécanismes mais peut aussi l’utiliser selon ses besoins : l’homme doit « se rendre comme maître et possesseur de la nature » (cette maîtrise rationnelle de la nature par l’homme peut être illustrée avec l’exemple des jardins « à la française »). Ainsi, pour Descartes, les animaux ne sont pas fondamentalement différents des machines créées par l’homme, ils ne sont qu’un assemblage de matière dépourvu de capacité à penser.

Texte de Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle 1646 :

« bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne. »

Remarque : Cette théorie mécaniste aura une grande postérité et elle ne manque pas de pertinence car l’analogie avec la machine permet de comprendre de nombreux aspects du corps vivant. D’ailleurs, la médecine occidentale est en grande partie fondée sur cette idée du corps-machine, ce qui lui permet d’être particulièrement efficace (expl : le chirurgien orthopédique répare les os, avec un marteau, un burin et des clous).

chirurgie ortho

Le mécanisme postule donc que la différence entre un corps vivant et un corps inerte se situe au niveau de la complexité des rouages et de l’organisation de ces corps.

 

B) Le corps, une entrave pour la pensée

Nous avons vu que, pour Descartes, les corps vivants et inertes sont composés de la même matière. Seul l’homme a un statut particulier parmi les vivants car il n’est pas seulement composé de matière, mais est aussi capable de penser. Cette vision implique une supériorité de l’homme par rapport au reste de la nature, et implique aussi une hiérarchisation entre le corps et l’âme : la substance immatérielle (pensante, incorruptible et immortelle) serait supérieure à la substance matérielle (étendue, corruptible et mortelle). En l’homme, l’âme domine donc le corps. En ce sens, pour Descartes, les données sensorielles ne sont pas fiables pour connaître, l’homme peut contrôler ses désirs et passions, la raison peut contrôler la volonté (idée de libre-arbitre).

Cette idée d’une supériorité de l’âme sur le corps n’est pas nouvelle en philosophie. On la trouvait déjà développée chez Platon. Pour Platon, le corps est une prison pour l’âme et un obstacle qui restreint la liberté de la pensée. Dans le Phédon, Platon va même jusqu’à montrer que seule la mort du corps permet de libérer l’âme immortelle.

Texte de Platon, Phédon 66b :

« Tant que nous aurons le corps, et qu’un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons ; et, nous l’affirmons, ce à quoi nous aspirons, c’est le vrai. Le corps, en effet, est pour nous source de mille affairements, car il est nécessaire de le nourrir ; en outre, si des maladies surviennent, elles sont autant d’obstacles à notre chasse à ce qui est [ce qui est = réalité intelligible ou monde des Idées, accessible par l’intellect]. Désirs, appétits, peurs, simulacres en tout genre, futilités, il nous en remplit si bien que, comme on dit, pour de vrai et pour de bon, à cause de lui il ne nous sera jamais possible de penser, et sur rien. Prenons les guerres, les révolutions, les conflits : rien d’autre ne les suscite que le corps et ses appétits. Car toutes les guerres ont pour origine l’appropriation des richesses. Or ces richesses, c’est le corps qui nous force à les acquérir, c’est son service qui nous rend esclaves. Et c’est encore lui qui fait que nous n’avons jamais de temps libre pour la philosophie, à cause de toutes ces affaires. Mais le comble, c’est que même s’il nous laisse du temps libre et que nous nous mettons à examiner un problème, le voilà qui débarque au milieu de nos recherches ; il est partout, il suscite tumulte et confusion, nous étourdissant si bien qu’à cause de lui nous sommes incapables de discerner le vrai. Pour nous, réellement, la preuve est faite : si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui et que nous considérions avec l’âme elle-même les choses elles-mêmes. Alors, à ce qu’il semble, nous appartiendra enfin ce que nous désirons et ce dont nous affirmons que nous sommes amoureux : la pensée. »

 

II) L’insuffisance du mécanisme

A) La spécificité du vivant

Même si le modèle mécaniste a une certaine pertinence, il ne suffit pas pour expliquer la différence que nous percevons spontanément entre un corps inerte et un corps vivant, entre une pierre et un arbre, entre un glaçon et un loup.

Pour souligner les limites du mécanisme, Kant reprend l’exemple donné par Descartes de l’horloge et il montre qu’une machine, aussi perfectionnée soit-elle, ne se reproduit pas et ne peut pas réparer par elle-même les dommages qu’elle subit.

Texte de Kant, Critique de la faculté de juger §65 :

« Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est pas la cause efficiente [= l’agent producteur] de la production d’un autre rouage ; certes une partie existe pour une autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe. (…) C’est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d’autres matières ; c’est pourquoi elle ne remplace pas d’elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l’intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu’elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée. Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s’agit ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme). »

Dans ce texte, Kant montre que l’idée de  » force motrice » , cad de mise en mouvement des parties d’un corps les unes par rapport aux autres, ne suffit pas pour expliquer le fonctionnement organique d’un corps vivant. Pour qu’un organisme fonctionne, il faut non seulement que ses parties soient articulées entre elles mais aussi qu’elles puissent interagir et se compenser en cas de défaillance. Le corps vivant est donc mu par une « force formatrice », car il faut que « qqch » dirige l’organisation complexe et la reproduction des organismes. Cette force formatrice implique que les organes qui composent les organismes et les organismes eux-mêmes aient une fonction déterminée et un but précis (expl : nous avons des yeux, nos yeux ont été crées dans le but que nous puissions voir). Distinction cause/ fin : la cause est un élément qui produit nécessairement un effet alors que la fin est à la fois un projet, une intention et le but visé.

 B) Le finalisme

Finalisme = position philosophique selon laquelle tous les êtres ont été créés et fonctionnent pour accomplir un certain but.

La vision finaliste du corps vivant est très ancienne dans l’histoire de la philosophie. Pour bien le comprendre, il faut se référer à la notion d’âme chez Aristote.

Contrairement à Platon qui sépare radicalement l’âme et le corps, Aristote voit dans l’âme le souffle (en latin « anima ») qui anime et met en mouvement le corps. En ce sens, l’âme est le principe vital du corps. Pour Aristote, tout ce qui est vivant a une âme, de la plante à l’homme. L’âme est le principe qui fait que ce qui est vivant en puissance est vivant en acte (distinction en puissance/ en acte).

L’âme étant le principe vital des différents corps, il y a autant d’âmes qu’il y a de sortes d’être organisés :

  • Les végétaux ont une « âme nutritive » qui leur permet d’assurer leurs fonctions végétatives (respiration, reproduction, assimilation, croissance)
  • Les animaux ont une « âme sensitive » qui leur permet d’assurer les fonctions végétatives et sensitives (plaisir, peine) et motrices
  • Les hommes ont une « âme pensante » qui leur permet d’assurer les fonctions végétatives, sensitives et pensantes (pensée, raisonnement).

Pour Aristote, il y a une continuité entre les êtres vivants (idée que l’on trouve aussi dans certaines visions du monde orientales ou africaines) et aucun dualisme : il n’y a pas d’âme sans corps, l’âme n’existe pas sans le corps, cad sans la matière qui la fait exister.

Ainsi, pour Aristote, le fonctionnement de tous les êtres vivants peut être compris àpd modèle de l’intention humaine. De même que l’homme se déplace dans le but d’attraper le verre d’eau parce qu’il a soif, la branche de l’arbre croît vers le soleil dans le but de capter plus de lumière. Chaque être vivant et chaque organe auraient donc été crées en vue d’accomplir un but précis (expl : les ailes de l’oiseau ont pour but de le faire voler, les yeux ont pour but de nous permettre de voir…).

Pour une compréhension plus complète de la cosmologie aristotélicienne :

Texte d’Aristote, Partie des animaux :

« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus  intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné de loin l’outil le plus utile, la main. »

Dans ce texte, on voit bien l’idée de finalité : l’homme n’est pas devenu intelligent par qu’il a su faire usage de ses mains, mais l’homme est l’être le plus intelligent parce que des mains lui ont été données à la naissance par la nature. Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain » et si elle a donné à l’homme des mains, c’est pour qu’il puisse être le plus intelligent des êtres. Dans cette vision du monde, la nature a un projet à accomplir et chaque élément naturel a un but précis.

Remarque : la vision finaliste suppose qu’il y a un être, ici la nature mais c’est le plus souvent Dieu, qui dirige le projet global.

C) Le vitalisme

Dans la continuité de la pensée d’Aristote, la philosophie vitaliste va estimer que les êtres vivants, fondamentalement différents de la matière inerte, sont exceptionnels parce que traversés par une entité cachée et inexplicable : la Vie. En ce sens, la biologie, science qui étudie les vivants, serait incommensurable avec les autres sciences de la nature, et comporterait même une dimension métaphysique.

Selon Bergson, il faut opposer l’inertie de la matière inerte, qui peut être étudiée par les lois de la physique, avec la spontanéité, l’imprévisibilité, la liberté et la créativité des êtres vivants, traversés par l’ « élan vital ».

Texte de Bergson, L’énergie spirituelle :

« Si nous considérons […] la vie à son entrée dans le monde, nous la voyons apporter avec elle quelque chose qui tranche sur la matière brute. Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu’elle fait n’est imprévisible : si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l’univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L’être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. »

Le vitalisme a eu un immense succès, particulièrement au XIXe siècle. Souvent entouré de mysticisme, il introduit dans la science de la vie une part de mystère. Le vitalisme va souvent de pair avec une pensée métaphysique puisqu’il pose l’existence d’un principe vital supérieur qui cause et dirige la finalité de chaque être vivant et le bon fonctionnement du tout.

C’est sans doute là la faiblesse du vitalisme : non seulement elle n’explique pas scientifiquement cette force qui insuffle la vie à la nature, mais elle pose aussi une hypothèse métaphysique lourde, l’existence d’un être transcendant qui dirige la finalité dans la nature.

III) L’émergence de la vie par complexification progressive et sélection des agencements de matière

A) L’illusion de la finalité

La solution qui consiste à poser l’existence d’une force mystérieuse pour rendre compte de l’aspect extraordinaire du vivant est un peu facile et est surtout très anthropocentrique. En effet, croire que chaque forme vivante est créée pour accomplir un certain projet, c’est projeter sur l’ensemble des vivants le schéma de l’intention humaine.

Dans la continuité des penseurs épicuriens matérialistes, Lucrèce notamment, Spinoza montre que la croyance selon laquelle la nature agit en vue d’une fin est irrationnelle et entretient un certain obscurantisme. Spinoza fustige le finalisme, qui se laisse prendre au piège de l’illusion rétrospective : a posteriori, j’ai l’impression que mon œil a bien été crée dans le but de me permettre de voir. Mais affirmer cela, c’est se tromper complètement dans l’ordre réel des choses car mon œil n’a pas été crée dans le but de me permettre de voir, mais la fonction de voir a pu se développer parce que j’ai des yeux. Spinoza critique aussi le postulat principal du finalisme : l’idée qu’il existe une entité transcendante et toute puissante qui dirige le dessein de la nature.

Texte de Spinoza, Ethique I :

« Maintenant, pour montrer que la nature n’a pas de fin qui lui soit prescrite, et que toutes les causes finales ne sont que des fictions humaines, il n’est pas besoin de beaucoup. […] J’ajouterai pourtant ceci, encore : que cette doctrine relative à la fin renverse totalement la nature. Car, ce qui, en vérité, est cause, elle le considère comme un effet, et vice versa. […] Et il ne faut pas négliger ici que les Sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur esprit en assignant les fins des choses, ont, pour prouver cette doctrine qui est la leur, introduit une nouvelle manière d’argumenter : la réduction non à l’impossible, mais à l’ignorance […]. Car si par [exemple] une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un, et l’a tué, c’est de cette manière qu’ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme. […] Tu répondras peut-être que c’est arrivé parce que le vent a soufflé, et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment-là ? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si de nouveau tu réponds que le vent s’est levé à ce moment-là parce que la mer, la veille, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter ; et que l’homme avait été invité par un ami ; de nouveau ils insisteront, car poser des questions est sans fin, et pourquoi la mer s’était-elle agitée ? pourquoi l’homme avait-il été invité pour ce moment-là ? et c’est ainsi de proche en proche qu’ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu’à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de l’ignorance. […] Et de là vient que qui recherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent bien [que,] une fois supprimée l’ignorance, la stupeur, c’est-à-dire le seul moyen qu’ils ont pour argumenter et maintenir leur autorité, est supprimée. »

Dans ce texte, Spinoza dénonce le finalisme comme une forme de dogmatisme sectaire. L’expl de la pierre qui tombe sur la tête de qqun est très révélateur : il est plus facile de dire que telle était la volonté de Dieu plutôt que de chercher tous les éléments constitutifs des chaînes causales qui ont conduit à l’événement. En ce sens, le finalisme est l’« asile de l’ignorance » : comme on ne cherche pas à expliquer les causes, on se contente de se référer à la volonté de Dieu. Spinoza souligne que l’illusion finaliste peut facilement être utilisée pour manipuler, culpabiliser et entretenir les superstitions (expl : si tu ne fais pas cela, la colère de Dieu va s’abattre sur ta famille ; si tu as un enfant malade, c’est que Dieu l’a voulu ainsi…). Ainsi, le finalisme peut être dangereux (expl : la croyance selon laquelle la femme a été créée dans le but de procréer et de s’occuper des enfants existe encore aujourd’hui et condamne encore de nombreuses femmes à ne jamais sortir de leur vie au foyer).

De plus, il faut ajouter que la vision finaliste du vivant implique d’entretenir certaines fausses croyances et de renoncer à une explication scientifique et rationnelle de celui-ci.

Certes, les formes vivantes peuvent paraître de véritables miracles dans la nature (expl : voir un bébé naître en pleine santé avec un organisme développé peut nous conduire à croire que c’est un miracle et à remercier un être supérieur pour cela). Mais peut-être que ce qui semble miraculeux pourrait être expliqué rationnellement si nos connaissances étaient plus développées (c’est le cas pour la naissance d’un bébé dont la science peut détailler aujourd’hui toutes les étapes du développement embryonnaire).

Selon Jaques Monod, tout ce qui nous semble mystérieux ou miraculeux ne doit pas faire l’objet de croyances ou de superstitions mais doit au contraire nous conduire à l’humilité et à la recherche permanente d’une meilleure compréhension rationnelle des processus naturels. En ce sens, la biologie pourrait continuer à s’appuyer sur les connaissances des sciences de la nature.

Texte de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité :

« Il est parfaitement vrai que le développement embryonnaire est l’un des phénomènes les plus miraculeux d’apparence de toute la biologie. Il est vrai aussi que ces phénomènes, admirablement décrits par les embryologistes, échappent encore, pour une large part (pour des raisons techniques) à l’analyse génétique et biochimique qui seule, de toute évidence, pourrait permettre d’en rendre compte. L’attitude des vitalistes qui considèrent que les lois physiques sont ou s’avéreront, en tous cas, insuffisantes à expliquer l’embryogenèse ne se justifie donc pas par des connaissances précises, par des observations finies, mais seulement par notre actuelle ignorance. […] Le vitalisme a besoin, pour survivre, que subsistent en biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des « mystères ». Les développements de ces vingt dernières années en biologie moléculaire ont singulièrement rétréci le domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert aux spéculations vitalistes, que le champ de la subjectivité : celui de la conscience elle-même. On ne court pas grand risque à prévoir que, dans ce domaine pour l’instant encore « réservé », ces spéculations s’avéreront aussi stériles que dans tous ceux où elles se sont exercées jusqu’à présent. »

Un petit hommage à Jacques Monod, Prix Nobel de Médecine en 1965 :

 

B) La sélection naturelle et l’émergence de la vie

La vie n’est rien de tel qu’un mouvement mystérieux qui traverse la matière et anime certaines entités. La bonne question n’est pas « qu’est-ce que la vie ? » mais « comment fonctionne le vivant ? ». C’est à partir d’une telle question qu’a pu se constituer au début du XIXe siècle une « science du vivant », cherchant à comprendre le plus objectivement possible comment les agencements de matière permettent l’émergence, l’évolution et la disparition d’organismes complexes capables de se reproduire, d’échanger avec leur milieu de vie et de se mouvoir.

Certaines découvertes scientifiques majeures ont permis à la biologie de se développer considérablement à partir du XIXe :

  • La théorie cellulaire : tous les êtres vivants ont un constituant élémentaire commun, la cellule. Au XVIIIe, Hooke découvre l’existence des cellules et Van Leeuwenhoeck, inventeur du 1e microscope, propose des dessins de ces micro-organismes. Dans la continuité, Schleiden et Schwann formulent la théorie cellulaire, selon laquelle tous les organismes vivants sont constitués soit d’une cellule autonome (organismes unicellulaires comme les bactéries), soit de plusieurs cellules fonctionnant en symbiose, chacune ayant une forme et une fonction particulière (organismes pluricellulaires). Alors que certains pensent encore que les cellules peuvent naître spontanément (théorie de la génération spontanée), Pasteur montre en 1861 que toute cellule naît d’une autre cellule (il étudie notamment la contamination d’un milieu par croissance des bactéries et travaille sur des méthodes permettant de limiter cette contamination).

  • La génétique : au XIXe, le moine Mendel formule précisément les lois qui régissent la transmission de caractères héréditaires. Son œuvre ne sera vraiment comprise qu’au XXe, lorsque l’on découvrira que les chromosomes dans le noyau des cellules contiennent des agencements de gènes propres à chaque espèce.

  • La théorie de l’évolution : au milieu du XIXe, Darwin propose sa théorie de l’évolution des espèces vivantes par un mécanisme aveugle de sélection naturelle. Il montre que tous les êtres vivants résultent d’une longue série de transformations conduisant à leur apparition, leur diversification et leur disparition en fonction de leur degré d’adaptation à leur milieu de vie.

 

Le philosophe François Jacob parlera du « bricolage du vivant » : contrairement au plan d’un ingénieur permettant d’aboutir à un résultat précis, le vivant se comprend sur le modèle du bricolage : des formes infiniment diverses apparaissent, certaines disparaissent et d’autres survivent et évoluent, ce qui fait toute la complexité du monde vivant.

Ainsi, ce que la biologie explique à partir de ces grandes découvertes, c’est la complexité croissante des espèces à partir des petites machineries physico-chimiques, sans qu’il y ait besoin de recourir à un principe vital transcendant.

Pour définir la vie scientifiquement, nous pourrions alors reprendre la formule de Dagognet : «la vie a consisté à la fois à prolonger la matière et à la nier, à la tourner, donc à susciter des architectures capables ou bien de garder l’information (ADN) ou de capitaliser nos avantages afin de nous soustraire à l’entropie, à l’effacement ou à la disette » (Le Vivant)

Mais cette démystification de la vie ne doit pas pour autant ouvrir la porte à toutes les manipulations des êtres vivants sans restriction. Il faut donc trouver un équilibre entre 2 écueils à éviter : d’un côté une mystification de la vie et une technophobie qui conduirait à préserver la vie de toute manipulation, et de l’autre la manipulation à outrance et la technophilie aveugle.

Si on reprend l’expl du départ, on peut voir qu’une manipulation génétique permettant de guérir un enfant de la mucoviscidose a des effets éthiquement louables alors qu’une manipulation génétique pour choisir la couleur des yeux de son fœtus est clairement discutable.

La morale ne peut formuler de lois générales permettant le respect de la vie en se référant à des notions absolues comme la Vie, ou la Nature (expl : il serait absurde de rejeter tout traitement médical parce qu’il n’est pas « naturel »). Certes, la politique doit proposer des lois qui posent des points de repère pour éviter les dérives mais l’éthique doit toujours venir compléter ces lois pour étudier tous les cas particuliers dans lesquels la question se pose (expl : tout cas d’avortement ou d’euthanasie doit être étudié dans sa singularité). Tel est le rôle de la bioéthique, discipline mêlant les connaissances scientifiques, les facteurs sociaux et psychologiques, et la réflexion philosophique.

Pour réguler les manipulations du vivant et de l’environnement, le philosophe Hans Jonas propose en 1979 le « principe responsabilité » : Jonas promeut une éthique fondée sur une responsabilité des générations actuelles à l’égard de l’humanité future.

 

Cette idée sera reprise juridiquement, sous le nom de « Principe de précaution », dans les années 1990. Dans le droit français, il est défini comme « l’attitude que doit observer toute personne qui prend une décision concernant une activité dont on peut raisonnablement supposer qu’elle comporte un danger grave pour la santé et la sécurité des générations actuelles ou futures, ou pour l’environnement. »

Ce principe est intéressant car il permet d’envisager sur long terme les effets des recherches scientifiques et techniques. Cependant, il pose aussi un grand nombre de problèmes car il est souvent très difficile d’évaluer à l’avance ce que l’on appelle les « risques ». De plus, les décisions politiques sont malheureusement souvent soumises à des pressions des acteurs économiques.

En un mot, philosophons!

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