Le beau : entre tradition, mode et modernité

Le rapport de l’art à la tradition et à la modernité : Botticelli, Picasso, Baudelaire, Klimt

Botticelli, La naissance de Vénus (1484)

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Au Quattrocento, siècle de la Renaissance italienne, les intellectuels et artistes redécouvrent l’Antiquité. En rupture avec le Moyen-Age, associé à l’obscurantisme religieux, intellectuel et artistique, les artistes de la Renaissance font l’éloge des thèmes, des techniques et des philosophies antiques. Au Moyen Age, le corps et la beauté sont rejetés, sauf dans des images idéalisées du Jardin d’Eden, et sous des formes critiques de corps humain comme source de vices et de déchéance. La Renaissance retrouve un rapport au corps comme source de beauté, d’équilibre et de désir. C’est ce qu’on voit très bien dans le tableau de Botticelli.

Dans La Naissance de Vénus, Botticelli raconte, à partir du récit écrit par Pline l’Ancien, un des mythes antiques les plus connus : la naissance dans l’écume de la mer de la déesse de l’amour. La déesse est entourée par Zéphyr et Aura, vent et souffle du printemps, qui la poussent vers le rivage où l’attend avec une grande robe rouge une des Heures (déesse du Printemps).

Pour peindre cette femme nue, Botticelli s’inspire directement des Venus antiques, peintes par Appelle notamment (Venus Anadyomène), ou sculptées par Praxitèle (Venus Médicéenne).

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Fresque de Pompéi d’après l’original d’Apelle

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Praxitèle, Venus médicéenne

Pour le paysage entourant Venus, Botticelli s’inspire moins des techniques contemporaines de perspective que des tapisseries médiévales et de sa formation d’orfèvre (on voit très bien les traits d’or dessinant les contours).

Ainsi, ce tableau s’inscrit pleinement dans la tradition artistique, antique et médiévale.

Cependant, on ne peut réduire la génialité de ce tableau à un éloge de la tradition. En effet, Botticelli donne une vision particulièrement moderne du corps féminin et du personnage de Venus. La femme est représentée dans une conque, non pas en équilibre comme les statues antiques, mais en léger déséquilibre. Cette impression de déséquilibre traverse tout le tableau, comme si un léger vent faisait voler et danser les personnages.

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Botticelli, La naissance de Venus, détail
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Botticelli, La naissance de Venus, détail 

De plus, ses proportions ne respectent pas tout à fait les canons de beauté reconnus dans l’Antiquité.

Enfin, l’expression du visage est tout à fait nouvelle : Venus semble mélancolique, expression qui sera reprise et appréciée par les romantiques anglais au XIXe siècle.

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Botticelli, La naissance de Venus, détail

Picasso, Les demoiselles d’Avignon (1907)

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Après avoir reçu une formation de peinture classique, Picasso s’éloigne progressivement de l’art figuratif classique et s’intéresse, avec Braque, à la peinture de Cézanne. Pour Cézanne, il s’agissait d’être au plus proche de la nature, non pas en l’imitant, mais en en représentant le plus d’aspects possibles grâce au recours aux formes géométriques (La montagne Sainte Victoire). Picasso expérimente peu à peu la décomposition des objets en figures géométriques, ce qui donne de l’objet une vision kaléidoscopique.

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Cezanne, La montagne Sainte Victoire (1885)

Avec les Demoiselles d’Avignon, Picasso veut marquer une rupture avec la tradition picturale, autant au niveau du fond que de la forme. Le tableau représente 5 femmes en partie nues, qui occupent la totalité de l’espace. Ces femmes fixent du regard le spectateur. Leur visage est de face, leur nez de profil. La 5e femme est accroupie et nous tourne le dos. En lui-même, le sujet scandalise le public : Picasso représente des prostituées nues, les yeux exorbités. La forme scandalise tout autant : il n’y a pas de sujet narratif, pas de perspective, et les corps sont faits de traits saillants.

La rupture avec la tradition est très marquée, et Picasso semble ouvertement s’inscrire dans la modernité.

Cependant, la nouveauté de ce tableau n’émerge pas ex nihilo. Picasso s’inspire de sa formation traditionnelle et de sa fascination pour Cezanne. De plus Picasso s’inspire d’une tradition bien plus ancienne : l’art africain traditionnel, fondé sur une méthode de construction à partir de formes simples, et de traits limités. Dans cet art, les figures, les visages et les objets sont composées de formes élémentaires pures, des cercles, des traits… Et malgré des compositions simples, de ces productions émanent des forces, une magie particulière qui plaît beaucoup aux artistes européens au début du XXe.

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Masque africain/ Picasso, Demoiselles d’Avignon détail

Enfin, l’idée qu’un objet apparaît de façon plus réaliste lorsque l’on en montre toutes les faces et pas seulement un aspect n’est pas inventée par Picasso. Picasso la reprend à l’art égyptien, fondé sur l’aspectivité cad sur l’idée que l’objet est représenté selon sa définition, et non selon la vision partielle que l’on a sur lui. En découle la représentation de certaines parties du sujet en vue frontale et d’autres de profil. Dans l’art égyptien, on le voit dans les représentations des corps humains où les jambes/pieds et la tête étaient dessinés de profil tandis que les yeux et les épaules restaient dessinés de face.

Pour approfondir la notion d’aspectivité :

 

Pour compléter l’analyse des Demoiselles d’Avignon :

 

Baudelaire, Curiosités esthétiques

« Avant de rechercher quel peut être le côté épique de la vie moderne, et de prouver par des exemples que notre époque n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes, on peut affirmer que puisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. Cela est dans l’ordre. (…) La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »

Qu’il le veuille ou non, tout artiste est pris entre deux mouvements, un par lequel il hérite de toute une tradition culturelle, et l’autre par lequel il dépasse cette tradition et avance dans la modernité. C’est cette ambivalence qui fait toute l’originalité de l’art. Le beau ne se définit pas par des concepts objectifs tirés du passé, ni par une démarche de rupture avec la tradition et de modernité, mais par la rencontre entre la tradition et la modernité. Cette ambivalence apparaît de façon paradigmatique chez le poète lui-même, dans le refrain de L’Invitation au voyage : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté ».

L’artiste a vu, entendu, perçu des œuvres du passé, il a appris et exercé des techniques de ses maîtres et ancêtres, mais il crée toujours actuellement, en suivant une certaine mode, et personnellement. Ainsi crée-t-il en mêlant sa mémoire, son imagination et les tendances de son temps pour faire émerger la nouveauté.

Klimt, Le baiser (1906)

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Si la rencontre entre la tradition et la modernité n’est pas directement visible dans toutes les œuvres d’art, elle est tout à fait explicite dans les tableaux de Klimt.

Klimt reçoit une formation artistique très classique à Vienne. Il commence sa carrière comme peintre décorateur en répondant à des commandes officielles (par expl les allégories au plafond du Palais Sturany à Vienne). Mais Klimt affirme rapidement son style personnel et s’émancipe peu à peu de l’académisme : sur le tableau Nuda veritas, il note « Si l’on ne peut par ses actions et son art plaire à tous, il faut choisir de plaire au petit nombre. Plaire à beaucoup n’est pas une solution. »

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Klimt, Nuda Veritas (1899)

Désireux de nouveauté en art, Klimt fonde avec d’autres artistes la Sécession viennoise qui, bien qu’elle soit rejetée au début, aura une postérité considérable en influençant tout l’art européen.

Dans le Baiser, on peut noter une rencontre évidente entre la représentation classique des visages et du thème de l’amour, et une grande originalité et naïveté dans la représentation des vêtements et du fond.

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Klimt, Le baiser, détail

Ce tableau est donc une belle illustration de la définition baudelairienne de la beauté comme rencontre du traditionnel et du nouveau.

En un mot, philosophons!

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