La question du langage

LA MANIPULATION PAR LE LANGAGE

« A force de répétitions et à l’aide d’une bonne connaissance du psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible de prouver qu’un carré est en fait un cercle. Car après tout, que sont « cercle » et « carré » ? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés jusqu’à rendre méconnaissables les idées qu’ils véhiculent » Goebbels (ministre nazi de l’information et de la propagande).

I) La Philosophie contre la Rhétorique

Dans l’Antiquité grecque, la Philosophie naît d’un désir d’émerveillement et de détachement des idées reçues et des préjugés (cf. Platon, Théétète 155d).

Les Philosophes, ceux qui désirent la connaissance, s’opposent aux Sophistes, ceux qui prétendent posséder la connaissance.

L’humilité des Philosophes les conduit à reconnaître que ce qu’ils connaissent est dérisoire, parcellaire, et toujours ouvert au doute (Socrate : « La seule chose que je sais c’est que je ne sais rien »). Ce qu’ils veulent développer chez leurs interlocuteurs, ce sont l’ouverture d’esprit (le questionnement sur tous les sujets) et l’esprit critique (la capacité à douter de tout ce qu’on nous présente comme certain et évident).

Au contraire, les Sophistes prétendent posséder et transmettre la connaissance. Pour cela, ils font un certain usage du langage car il s’agit pour eux de convaincre le public qu’ils maîtrisent la connaissance dans tous les domaines.

Cet usage du langage pour la manipulation, le philosophe Platon l’appelle « rhétorique ». Platon reconnaît la grande force de la rhétorique, cet art de parler avec de beaux mots, mais il en voit surtout les dangers : la rhétorique est utilisée pour manipuler l’interlocuteur et pour forcer son admiration et son assentiment. Dans le dialogue Gorgias, Socrate affirme : « la rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; simplement, elle a découvert un procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d’ignorant, elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs, (…) une telle activité, pour le dire en un mot, je l’appelle flatterie. En fait, elle n’a aucun souci du meilleur état de son objet, et c’est en agitant constamment l’appât du plaisir qu’elle prend au piège la bêtise, qu’elle l’égare, au point de faire croire qu’elle est plus précieuse que tout. » (463-464).

On comprend ici comment les philosophes ont très rapidement dénoncé l’utilisation politique de la rhétorique pour persuader le peuple et le faire adhérer à un discours.

II) D’où vient ce pouvoir du langage ?

Le langage est un outil que nous utilisons au quotidien pour désigner des objets, communiquer des idées, transmettre une information, donner des conseils ou des ordres… Il est très pratique et est capable d’accomplir un grand nombre de fonctions (descriptive, normative, injonctive, performative…) mais il a ses défauts : le lien qu’il établit entre les mots et les choses qu’ils désignent est arbitraire et manque de précision (le mot « gâteau » désigne une immense variété de préparations culinaires).

Au départ, le langage désigne des choses simples et concrètes. Mais, au cours de l’évolution du langage, certains mots commencent à désigner des choses abstraites que l’on a du mal à définir et peuvent être utilisés dans des contextes très différents (expl : justice, bonheur, vérité, devoir…). En plus de ce mouvement d’abstraction, le langage tend à complexifier sa codification (sa grammaire).

III) La langue de bois

Aujourd’hui encore, il faut faire très attention aux mots vagues qui sont employés dans des sens différents dans tous les discours, et qui suscitent en nous de fortes émotions.

Ces mots, on les appelle les « mots fourre-tout » ou les « mots hourra », et leur utilisation est nommée « la langue de bois ».

Dans le Dictionnaire du Bullshit, Nick Webb analyse l’utilisation des « mots hourra » dans les discours politiques et médiatiques. Ces mots provoquent notre assentiment immédiat, et il est presque impossible de ne pas être d’accord. Si on prend les mots « liberté » et « démocratie », personne ne peut être contre.

La phrase « La liberté, c’est le choix démocratique » peut être placée dans n’importe quel discours politique et suscitera toujours notre enthousiasme. Or, de nombreuses expériences psychologiques montrent qu’il est beaucoup plus facile d’emporter l’adhésion de l’interlocuteur après l’avoir mis dans une disposition positive (expl : les passants ont plus de facilité à donner de l’argent à un mendiant qui demande d’abord l’heure plutôt qu’à celui qui demande directement de la monnaie).

Expl : les mots « vie » et « liberté » ont une connotation positive pour nous. Prenons le débat sur l’avortement : les opposants se disent « pro-vie », et les partisans se disent « pro-choix ». Des deux côtés, l’opposition est impossible car personne n’est contre la vie ou contre la liberté. Une des associations les plus virulentes contre le droit à l’IVG se nomme « SOS tout petits ». Impossible de s’opposer à leur discours sans paraître inhumain : qui peut s’en prendre à un « tout petit » « tout mignon » ?

Expl : alors que le mot « récession » aurait pour nous une connotation négative, les politiques emploient plutôt l’expression oxymorique « croissance négative » qui nous met dans de meilleures dispositions ; le mot « travailleur » est moins employé par les patrons que le mot « salarié » ou « partenaire » car il renvoie à la tâche accomplie, alors que les autres renvoient à la collaboration et à la récompense reçue.

Liste de mots fourre-tout (mots qui, à force d’être utilisés dans tous les contextes, se vident de leur sens. Définition qu’en donne Jacques Ellul : « Il faut avoir en mémoire cette loi fondamentale : « plus on parle d’une chose, moins elle existe ». Non parce qu’elle s’évanouirait à cause de la parole mais parce que si l’on en parle, c’est pour cacher et voiler son absence. » article Le libéralisme n’est pas la liberté ) :

  • Noms : acteur, ambition, audace, changement, communauté, collaboration, citoyenneté, concept, créativité, convivialité, crise, culture, compétence, décentralisation, déconstruction, démocratie, développement durable, diagnostic, disruption, humanisme, innovation, flexibilité, interculturel, liberté, lien social, mondialisation, opportunité, ordre, organisation, partenariat, process, projet, progrès, proximité, radicalisation, résilience, révolution, start-up, stratégie, synergie, transparence, vivre ensemble…
  • Adjectifs : alternatif, clivant, collaboratif, compétitif, créatif, disruptif, flexible, inclusif, local, humaniste, proactif progressiste, stratégique…
  • Verbes : acter, connecter, expérimenter, gérer, impacter, prendre des risques, réagir, rebondir, rentabiliser, sécuriser…

Exercice : à partir de cette liste, constituer le discours :

  • D’un homme politique candidat à la présidence de la République
  • D’un élève négociant la suppression d’un devoir prévu en maths
  • D’un entrepreneur voulant monter une start-up de magnétoscopes

Cf. Hackacon : événement organisé pour présenter les idées débiles et absurdes de start ups : http://www.hackacon.fr/

Pour compléter la réflexion sur la langue de bois :

 

III) La novlangue et son actualité

Dans son roman dystopique 1984, George Orwell décrit un monde qui, après une guerre nucléaire, est divisé en 3 blocs chacun dirigés par un régime totalitaire. L’Oceania est sous le régime de l’Angsoc, fondé en grande partie sur sa création d’une nouvelle langue àpd l’anglais : la « novlangue ».

La novlangue est un outil de propagande politique, et a pour but de réduire le langage à quelques mots pour réduire les possibilités de la pensée du peuple. Pour cela, la novlangue s’appuie sur plusieurs points :

  • Une simplification à l’extrême : il n’existe plus que très peu de mots, et leurs antonymes sont rendus inutiles par l’utilisation de préfixes négatifs (le mot « mal » est supprimé et remplacé par « inbon »). Ce manichéisme empêche toute nuance dans la pensée.

Les synonymes sont jugés inutiles et sont supprimés car les nuances dans les mots permettraient d’affiner la pensée (le mot « compliqué » désigne dans la novlangue tout ce qui va de l’incertitude à l’échec : difficile, incertain, délicat, mal aisé, décourageant, pénible, complexe, insoluble, grave, désespéré, impossible, voué à l’échec, tendu, inquiétant…).

  • Les mots jugés indésirables par le régime sont supprimés et leur prononciation est condamnée. Par expl, on supprime le mot « liberté » pour que le concept de liberté disparaisse de l’esprit des gens.

Ce point est très important car Orwell remarque que c’est par les mots que nous pensons, qu’une pensée qui ne peut pas se mettre en mots n’existe pas. Cf. Wittgenstein « Les limites de ma langue sont les limites de mon monde »

  • Les mots ont une double signification : les mots changent de sens selon que c’est un ami ou un ennemi du parti qui parle. Il devient alors impossible de louer un ennemi ou de critiquer un ami.

Certains néologismes sont crées en associant 2 termes pour que ces termes soient toujours associés dans les esprits (expl : le mot « crimepensée » associe l’esprit critique à un  crime, le mot « crimesex » désigne tout rapport sexuel n’ayant pas pour but la reproduction).

Un des personnages du roman décrit la novlangue ainsi : « Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. »

En politique et en entreprise aujourd’hui, on retrouve de nombreux éléments caractéristiques de la novlangue décrite par Orwell. Soyons attentifs au pouvoir de certains mots qui, à force d’être utilisés dans certains contextes, s’entourent d’un sens vague et erroné dans l’imaginaire collectif.

Expl : dans les discours politiques, et par extension dans l’imaginaire collectif, le mot « banlieue » désigne un ensemble de zones de non-droits, majoritairement peuplés de gens pauvres et immigrés (on parle souvent du « problème des banlieues ») ; le mot « assisté » désigne péjorativement une personne qui vit aux dépends du reste de la société et en profite à fond ; le mot « migrant » renvoie indistinctement à des personnes qui fuient leur pays et cherchent une vie meilleure ailleurs et notamment chez nous ; le mot « flexisécurité » rassemble 2 concepts oxymoriques : la flexibilité cad la précarité dans le travail et la sécurité sous prétexte d’une meilleure adaptation à la mondialisation.

Cependant, il faut faire attention aux accusations portées par les extrêmes sur la « novlangue » du pouvoir politique en place. Sur le site d’extrême droite Fdesouche, on trouve par expl un « Dictionnaire de novlangue ». A l’entrée « Dérapage », on trouve la définition « tout ce qui va à l’encontre de l’idéologie dominante ». Une telle définition leur permet de justifier le « dérapage » de JM Le Pen lorsqu’il a affirmé en juin 2014 vouloir « faire une fournée » avec les chanteurs anti-FN. Avec cette définition, tout propos raciste ou antisémite peut être légitimé comme une simple opposition au « politiquement correct ».

IV) Les jargons et les experts

 Dans certains domaines, les mots du langage courant ne suffisent pas pour être précis. Il est parfois nécessaire et légitime d’employer un vocabulaire spécialisé pour exprimer clairement certaines idées. Le développement d’un vocabulaire spécialisé est indispensable pour parler précisément d’économie, de physique quantique ou de la philosophie de Kant. Ces vocabulaires spécialisés, le néophyte ne les comprend pas, il peut sembler désemparé quand les candidats à une élection parlent de politique internationale par expl (« de toute façon je n’y comprends rien »). Cependant, il serait possible de donner aux néophytes les clés de compréhension de ces vocabulaires, ce que les « experts » ne font pas que très rarement.

De plus, les « experts » profitent parfois de l’incompréhension du public pour complexifier des choses simples et pour donner une impression d’intelligence et de maîtrise. Dans ce cas, le vocabulaire spécialisé peut être appelé péjorativement « jargon ». Les jargons peuvent servir à ceux qui les utilisent pour créer un écran de fumée destiné à leur donner du prestige. Cette hypothèse peut être renforcée par l’expérience faite par le Docteur Fox dans les années 1970. A 3 occasions, il prononce une conférence intitulée « La théorie mathématique des jeux et son application à la formation des médecins » devant un public cultivé et fortement scolarisé. Tous les membres du public ont répondu à la fin de la conférence à un questionnaire, et ont signalé avoir trouvé le discours clair et stimulant. Mais ce discours n’était qu’un tissu de sottises. En fait, le Docteur Fox était un comédien. Pendant la conférence, il parlait d’un ton autoritaire et convaincu mais prononçait un discours vague, faux et contradictoire.

Cette expérience montre bien que l’emploi d’un vocabulaire qui donne l’illusion de la profondeur et de l’érudition peut contribuer à accroitre la crédibilité d’une communication.

Sketch des Inconnus qui parodie le jargon économique :

En général, lorsqu’il faut parler d’un sujet précis, à la télévision notamment, on convoque un « expert » en la matière. Ces experts en économie, science politique, philosophie, sociologie… sont toujours les mêmes et tournent de plateaux en plateaux pour donner leur « avis d’expert ». Attention à l’apparence d’expertise donnée par l’utilisation d’un certain jargon. Attention aussi à ne pas donner à cet avis une valeur absolue. En économie par expl, des experts aussi qualifiés les uns que les autres débattent sur les effets économiques de l’immigration sur le chômage : alors que certains insistent sur le fait que l’augmentation de l’offre de travail implique l’augmentation du chômage alors que d’autres insistent sur le fait que les immigrés occupent des emplois non qualifiés que les autochtones ne voudraient pas et qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la consommation.

La parole d’un expert, même s’il est qualifié, ne doit donc pas être prise comme argument d’autorité pour justifier une décision.

Sur les experts à la télévision  :

Article Télérama « Les experts à la télé, ils parlent à tort et à travers »:

https://www.telerama.fr/television/les-experts-ils-parlent-a-tort-et-a-travers,140229.php

 

Remarque : un discours complexe peut être rendu accessible tout en restant précis et sans pour autant devenir fumeux. Encore faut-il croire en l’intelligence de l’auditoire. Il existe d’excellentes « vulgarisations » (terme très injustement connoté péjorativement) et de très bons « experts ». D’ailleurs, pour un expert dans un domaine, rendre son discours accessible à tous est l’exercice le plus difficile car il faut maîtriser ce que l’on dit au point de pouvoir en tirer la « substantifique moelle ».

Pour réfléchir à ce qu’est une « bonne vulgarisation » :

En un mot, philosophons!

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