L’interprétation

                                               L’INTERPRETATION

Point de départ : tableau de Caravage, La diseuse de bonne aventure.

caravage diseuse de bonne aventure
Le Caravage, La diseuse de bonne aventure (1594)

Dans cette scène, personnages vus à mi-corps, le visage du jeune homme en pleine lumière et celui de la femme dans l’ombre. L’homme a enlevé son gant pour que la femme lise dans les lignes de sa main droite. Elle pratique la chiromancie, pratique divinatoire consistant à interpréter les signes de la paume de la main. L’œuvre est ici moralisatrice, car la femme est en train de dérober au jeune homme sa bague en or : elle condamne donc la tromperie mais aussi la naïveté.

La pratique de la chiromancie naît dans l’Antiquité, et se retrouve dans différentes cultures. Ce besoin d’interpréter les lignes de la main est lié à notre besoin de donner du sens à notre existence et au plaisir d’imaginer et de croire. Cependant, elle peut nous conduire aussi à la naïveté, et parfois au désespoir ou au renoncement (si l’interprète nous dit par expl que notre ligne de chance est très courte, nous allons peut-être nous enfermer dans un mode de pensée négatif et pessimiste).

Cette pratique n’est aucunement scientifique, ni dans sa démarche, ni dans ses résultats. Est-elle alors légitime ? En d’autres termes, doit-on toujours chercher à donner un sens à ce qui relève du pur hasard ? Faut-il tout interpréter ?

Interpréter = établir le sens d’un signe, d’un comportement, d’un événement ou d’une œuvre en supposant, derrière le sens apparent, un ou plusieurs sens cachés. L’interprétation peut tenter de rester le plus proche possible du sens d’origine (elle s’en tient alors aux faits et tente de les expliquer rationnellement), mais elle peut aussi s’en émanciper et assumer sa pleine subjectivité (elle imagine alors un ou plusieurs sens aux signes).

=> Problématique : alors que l’interprétation nous apparaît comme indispensable pour donner du sens et vivre dans le monde qui nous entoure, ne doit-on pas poser des limites dans la démarche interprétative pour éviter certaines dérives idéologiques ?

Plan :

  • Le travail d’interprétations fonde la subjectivité et enrichit l’existence humaine
  • Il pourrait être utile de tout interpréter
  • L’effort d’interprétation doit toujours chercher à éviter les dérives idéologiques

I) Le travail d’interprétations fonde la subjectivité et enrichit l’existence humaine

Certaines situations n’appellent aucune interprétation car elles ont une signification immédiatement claire (expl : le feu rouge m’indique clairement que je dois m’arrêter). Mais, très souvent, les caractéristiques évidentes ne suffisent pas pour expliquer une situation (expl : une scène de crime ne donne pas directement le nom du criminel, il va falloir recueillir et étudier les indices). Une interprétation peut chercher à être la plus objective possible, mais il reste une part irréductible de subjectivité dans celle-ci. En effet, chaque sujet a dans le monde une perspective différente et chacun interprète la réalité à sa manière.

En ce sens, Nietzsche indique qu’un discours qui prétendrait être absolu et objectif sur des valeurs comme le bien, le vrai, le juste… serait absurde car il n’y a aucun point de vue à partir duquel on pourrait établir une vérité absolue (expl : on ne peut pas dire d’un comportement qu’il est « bon » ou « mauvais » , « juste » ou « injuste » de façon absolue : un comportement charitable peut être interprété comme un désir de se faire aimer, la décision d’un arbitre au sport peut être jugée juste par un camp, et injuste par l’autre…). En ce sens, Nietzsche affirme qu’il existe une infinité de perspectives sur le monde : « Le monde nous est redevenu « infini » une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer qu’il enferme une infinité d’interprétations » (Le Gai Savoir).

De plus, toutes les interprétations ajoutent un sens au réel, même si elles n’ont pas toute la même rationalité. L’art d’interpréter, en déclenchant notre imagination et en éveillant notre curiosité intellectuelle, enrichit la réalité (expl : dans toutes les mythologies et religions, on trouve une interprétation des origines de l’arc-en-ciel. )L’homme éprouve un véritable plaisir à imaginer des sens au réel.

Pour Kant, le plaisir interprétatif est lié à notre « libre jeu des facultés » (facultés = entendement, qui nous permet de connaître rationnellement, et imagination, qui nous représente la réalité sous forme d’images sensibles). Par expl, face à un objet insolite, comme un jardin anglais ou un meuble baroque, notre interprétation est encouragée : « c’est dans cet affranchissement de toute contrainte par la règle précisément que se présente ainsi l’occasion où le goût peut montrer sa plus grande perfection dans les conceptions de l’imagination » (Critique de la faculté de juger).  Pour Kant, le jugement de goût n’a aucune prétention à établir une connaissance objective, mais il enrichit notre relation à la réalité, en combinant l’imagination et la réflexion.

II) L’envie irrépressible de tout interpréter

L’interprétation intervient surtout pour les activités humaines de représentation du monde, notamment l’art et la religion. Mais pourquoi ne pas étendre l’effort d’interprétation à d’autres domaines si l’interprétation nous procure un tel plaisir ?

On pourrait par expl faire l’hypothèse que tous les comportements humains pourraient être interprétés, de sorte qu’on pourrait y lire des intentions cachées, ou des désirs inavoués. Par expl, on pourrait interpréter un haussement de sourcil comme une preuve de mépris.

Pour Freud, la psychanalyse permet d’interpréter les événements de la vie courante comme des lapsus ou des actes manqués, ou encore même des rêves comme des manifestations de notre inconscient psychique. Grâce à l’interprétation de ces signes, il nous serait possible d’aider le patient à guérir de certains de ses maux. Freud donne de nombreux exemples dans Psychopathologie de la vie quotidienne : « Un homme encore jeune me raconte que des malentendus s’étaient élevé il y a quelques années dans son ménage : « Je trouvais, me disait-il, ma femme trop froide, et nous vivions côte à côte, sans tendresse, ce qui m’empêchait d’ailleurs pas de reconnaître ses excellentes qualités. Un jour en revenant d’une promenade, elle m’apporta un livre qu’elle avait acheté, parce qu’elle croyait qu’il m’intéressait. Je le remerciai de son « attention » et lui promis de lire le livre que je me suis mis de côté. Mais il arriva que j’oubliai aussitôt l’endroit où je l’avais rangé. Des mois se sont passés pendant lesquels, me souvenant à plusieurs reprises du livre disparu, j’essayai de découvrir sa place sans jamais y parvenir. Six mois plus tard environ, ma mère que j’aimais beaucoup tombe malade, et ma femme quitte aussitôt la maison pour aller la soigner. L’état de la maladie devient grave, ce qui fut, pour ma femme l’occasion de révéler ses meilleures qualités. Un soir, je rentre à la maison enchanté de ma femme et plein de reconnaissance à son égard pour tout ce qu’elle a fait. Je m’approche de mon bureau, j’ouvre sans intention définie, mais avec une assurance toute somnambulique, un certain tiroir, et la première chose qui me tombe sous les yeux est le livre égaré, resté si longtemps introuvable. » Dans cet expl, la perte du livre est interprétée comme signe d’un éloignement progressif de l’homme par rapport à sa femme. Le fait de retrouver sa femme dans ses plus grandes qualités le conduit à retrouver son livre.

Cependant, une telle interprétation n’est-elle pas arbitraire ? Le risque d’erreur n’est-il pas immense ? Une interprétation ne peut-elle pas être source de manipulation, pour faire croire ou pour faire faire qqch à qqun ?

III) Les risques de l’interprétation : les dérives idéologiques

Toutes les interprétations n’ont pas la même aspiration à l’objectivité et la même prétention à être des connaissances du réel. La part de subjectivité dans l’interprétation du résultat d’un examen médical par le médecin est restreinte. En revanche, cette part de subjectivité est immense lorsque nous nous amusons à donner un sens à un tableau abstrait.

Notons que la subjectivité de l’interprétation n’est pas un véritable problème lorsque l’interprétation n’a pas une prétention à s’énoncer comme une connaissance absolue.

Mais certaines personnes utilisent leur interprétation du réel pour faire peur, pour manipuler, ou pour faire adhérer à une idéologie. Avant que la science moderne n’émerge (autour du XVIIe) avec sa méthodologie et sa volonté d’expliquer rationnellement le réel, les disciplines scientifiques et non-scientifiques se présentaient avec le même pouvoir de lecture du réel (astronomie et astrologie ont pendant des siècles été confondues et présentées sur un pied d’égalité). Or, alors que la science encadre l’interprétation par la connaissance rationnelle, les croyances et pseudos-sciences attribuent arbitrairement un sens à des signes, ce qui donne une certaine place au rêve dans le réel, mais peut aussi conduire à des dérives idéologiques (les interprètes profitent de la crédulité du public pour lui faire croire et lui faire faire certaines choses) (expl : dans le tableau de départ, la « diseuse de bonne aventure » profite de la naïveté de son interlocuteur pour lui voler sa bague).

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Le Caravage, La diseuse de bonne aventure, détail

Selon Popper, le défaut principal de la psychanalyse est de proposer une grille d’interprétation fixe du réel : elle interprète tous les signes de telle sorte que cela vienne confirmer sa théorie (même le cas d’un homme qui refuserait de faire une psychanalyse pourrait être interprété psychanalytiquement comme un désir inconscient de ne pas aller mieux). Certes, Popper reconnaît une certaine pertinence des thèses psychanalytiques mais il refuse d’en faire une science. En effet, pour prétendre à l’objectivité scientifique, une hypothèse interprétative doit pouvoir être mise à l’épreuve et doit admettre la possibilité qu’une expérience pourra venir la contredire. La psychanalytique ne répond pas à cette exigence de falsifiabilité.

Popper, Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance :

« Comparons ce cas avec celui d’une théorie qui, selon moi, n’est pas falsifiable : par expl avec la théorie psychanalytique de Freud. Cette théorie ne pourrait être testée que si nous pouvions décrire un comportement humain entrant en contradiction avec elle. (…) il semble qu’on ne puisse pas concevoir de comportement humain susceptible de réfuter la psychanalyse. Si un individu sauve la vie d’un autre, au péril de la sienne, ou si au contraire il menace un vieil ami, tout cela ne contredira pas la psychanalyse. Elle peut par principe rendre compte de tout comportement humain, si peu ordinaire soit-il. Elle n’est donc pas falsifiable empiriquement, elle n’est pas testable. Je ne veux pas dire par là que Freud n’a pas vu juste sur bien des points. Mais je prétends que sa théorie ne possède pas de caractère empirico-scientifique. Elle n’est pas contrôlable. »

Ainsi, nous pouvons dire que l’interprétation intervient dans tous les domaines. C’est en ce sens que, dans un de ses plus célèbres Fragments posthumes, Nietzsche affirme : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». Même la science relève selon lui de l’interprétation, car une explication scientifique ajoute toujours un sens interprété à une réalité mouvante et impossible à saisir.

Cependant, on peut dire que la subjectivité de l’interprétation est limitée en sciences car :

  • La science adopte une méthode par laquelle les résultats des expériences sont interprétés à partir de connaissances.
  • Tout énoncé scientifique est falsifiable : une nouvelle expérience peut à tout moment venir contredire l’interprétation du réel proposé par l’énoncé précédemment considéré comme vrai.

Dans d’autres domaines, en art notamment, la subjectivité de l’interprétation d’une œuvre peut être assumée. Et il est d’ailleurs souvent passionnant de confronter les différentes interprétations d’une même œuvre (expl : s’amuser à interpréter un tableau abstrait de Kupka, ou le film 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick).

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Kupka, Printemps cosmique, 1913

Pour Gadamer, la véritable interprétation appelle toujours la discussion avec autrui, idée que l’on trouve déjà dans l’étymologie du terme (inter-prêter). C’est dans l’échange des interprétations que réside la richesse de l’herméneutique.

Gadamer, La philosophie herméneutique :

« L’herméneutique renferme cependant un élément qui va au-delà de la simple rhétorique : elle implique toujours une rencontre avec les opinions d’autrui qui doivent elles-mêmes s’exprimer. Cela vaut aussi pour les textes que l’on veut comprendre comme pour toutes les autres créations culturelles de cet ordre. Elle doivent déployer leur propre force de conviction pour être comprises. Si l’herméneutique est philosophique, c’est parce qu’elle ne peut pas se limiter à n’être qu’une technique qui se « contenterait » de comprendre les opinions d’autrui. La réflexion herméneutique dait, en effet, que tout compréhension d’autrui ou de l’altérité renferme une part d’autocritique. Celui qui comprend ne revendique pas une position supérieure, mais reconnaît que sa propre présomption de vérité puisse être mise à l’épreuve. Cela fait partie de toute compréhension et c’est pourquoi toute compréhension contribue à former la conscience du travail de l’histoire [= prise de conscience de l’influence du contexte historique et culturel sur un jugement]. Le modèle fondamental de toute entente est le dialogue, la conversation. Chacun sait qu’un dialogue est impossible si l’un des partenaires se croit de manière absolue en une position supérieure par rapport aux autres ».

En un mot, philosophons!

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