L’existence et le temps

                                               L’EXISTENCE ET LE TEMPS

La conscience permet à l’homme de savoir qu’il existe et de réfléchir à sa propre condition. Mais, comme le remarquait Pascal, si la conscience réflexive fait la spécificité et la grandeur de l’homme, elle en fait aussi la misère (« La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se sait misérable » Pensées). En effet, la finitude renvoie l’homme à sa petitesse dans l’univers et à la fin certaine de son existence. La conscience de la mort suscite en nous une certaine angoisse, au point que certains hommes gâchent leur vie de peur qu’elle se termine.

Définitions vie/existence : contrairement aux autres animaux qui vivent, l’homme existe, cad qu’il est le seul être à « sortir de lui-même » pour se rendre compte qu’il est en train de vivre.

=> Problématique : la conscience du temps qui passe rend-elle notre existence misérable et malheureuse ?

 I) La conscience du temps rend l’existence de l’homme précaire et misérable

L’expérience du temps est quotidienne et familière, mais des difficultés surgissent dès qu’il s’agit de définir le concept. Comme le remarque Saint Augustin dans ses Confessions, « Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. »

Face à cette difficulté à définir le temps, Saint Augustin remarque que nous avons l’habitude de penser le temps en le divisant en 3 : le passé, le présent et le futur. Or, c’est toujours dans le présent que nous définissons le temps : le passé est un temps qui n’est plus, le futur est un temps qui n’est pas encore, et le présent est en train de devenir passé au moment même où je réfléchis à ce qu’est le temps. En ce sens, on ne peut définir le temps qu’à partir du présent : je peux penser le passé par le biais du souvenir, le présent par la conscience, et le futur par l’attente.

Cette conscience du passage du temps nous fait naïvement voir notre passé gonfler et notre futur diminuer de plus en plus. L’échéance de notre mort nous affole car son arrivée est certaine et de plus en plus proche. L’obsession de la mort et la conscience du temps qui passe nous réduit à un présent misérable, fait de remords, de regrets, d’attente, d’espoir et d’appréhension.

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Klimt, Les trois âges de la femme (1905)

Texte de Pascal Pensées :

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

L’homme est donc condamné au malheur : le seul moment où l’homme pourrait être heureux est le présent, mais il n’y pense presque pas, hanté par son passé et obnubilé par un avenir où il n’est même pas sûr d’arriver. L’idéalisation du passé et l’attente d’un bonheur futur condamnent irrémédiablement l’homme au malheur.

Ainsi notre conscience du temps qui passe fait de notre existence une expérience triste et angoissante. Dans Macbeth, Shakespeare la définit comme telle : « La vie est un conte, plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot et qui ne signifie rien ».

L’image du temps qui passe et dévore la vie des hommes se retrouve dans de nombreuses œuvres d’art car elle obsède les hommes.

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Goya, Deux vieux mangeant la soupe (vers 1820)

Dans ce tableau, Goya représente un épisode de la mythologie greco-romaine, Cronos ou Saturne, ayant peur d’être détrôné par un de ses fils, dévore tous ses enfants.

Une version musicale du temps qui passe :

Il faut donc se résigner à cette réalité et accepter de vivre malgré notre finitude.

II) La difficulté à définir le temps et l’intensité du vécu

La division du temps entre passé, présent et futur est arbitraire et artificielle. Le temps compté et objectivé est une projection des hommes sur qqch de bien plus vague que l’on a du mal à définir (il n’y a pas de raison, sauf par convention, qu’une minute dure 60 secondes, et qu’une heure dure 60 minutes). Le passage du temps ne se constate que dans ses effets sur les choses (le vieillissement que l’on peut observer par expl) mais, concrètement, les secondes, les minutes, les heures ne correspondent à rien. L’horloge, l’agenda, le sablier sont des manières de matérialiser le temps en le représentant dans l’espace pour mieux se représenter son passage.

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Philippe de Champaigne, La Vanité

 

 

Dans les représentations classiques, une Vanité représente le temps entre la vie et la mort. Le temps qui passe est montré à travers des symboles, ici la fleur qui fane, le crâne et le sablier.

 

 

Comme le remarque Bergson, la division du temps est très utile et pratique au quotidien, mais n’a rien à voir avec le temps vécu. En ce sens, il distingue le temps objectif et le temps subjectif.

Le temps objectif est le temps compté par notre intelligence, tel qu’il est représenté par la science (en physique, le facteur « temps » est un élément entrant en jeu dans les équations). Le temps subjectif quant à lui est le temps senti par notre intuition, tel que nous pouvons le vivre intérieurement. Ce temps subjectif, Bergson l’appelle la « durée ». Alors que le temps est quantitatif, la durée est qualitative.

Expl : une minute nous semble très longue lorsque nous fixons l’aiguille de notre montre faire le tour du cadran, alors qu’elle semble infiniment courte lorsque nous écoutons un cours passionnant.

Contrairement au temps qui divise passé, présent et futur ; dans la durée, le passé, le présent et le futur sont mêlés et ne peuvent plus être distingués : il nous arrive même, dans le pur vécu du présent, de revivre un souvenir lointain sans que nous ayons fait l’effort de convoquer notre mémoire. Expl : le narrateur dans Un amour de Swann de Proust retrouve son enfance en goûtant une madeleine.

Texte de Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience :

« La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. »

Pour compléter la réflexion sur la notion de durée :

Pour Bergson, l’art est un moyen précieux pour faire l’expérience de la durée : un morceau de musique peut nous emporter. La « continuité ininterrompue de la mélodie » nous permet d’obtenir une image de la durée, sauf si on envisage artificiellement un morceau comme une juxtaposition de notes. Quand nous écoutons un morceau, le passé (la note qui raisonne encore), le présent (la note jouée) et le futur (la note qui arrive et que nous anticipons) se confondent. Expl : dans la musique de Debussy, le rythme brouille les frontières du temps et les notes semblent jouées simultanément. Cf. Nietzsche « Sans la musique, la vie serait une erreur ».

Ainsi, l’appréhension du futur est sans doute artificielle. Un moyen pour l’éviter est simplement de s’ancrer dans le présent, dans une pure appréciation de la durée et de la conscience de notre existence. Pour les épicuriens, l’intensité du plaisir présent est considérée comme la source du bonheur. Pour Rousseau, le « sentiment d’existence », qui se vit notamment dans la rêverie, est un moment de pure expérience du présent, dans laquelle la peur de la mort n’a pas lieu d’être.

Texte de Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire :

« s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

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Hokusai, Le lac Suwa (1849)

Contrairement à l’art occidental dans lequel l’homme tient la 1e place, l’art oriental (chinois et japonais notamment) met la nature au 1e plan et suggère la présence humaine souvent par un petit détail, ici la barque ou la cabane. L’homme se fond et se confond avec le paysage.

 

III) La conscience de notre finitude doit nous inciter à vivre intensément et à construire notre existence librement.

Il ne s’agit pas du tout d’oublier que nous allons mourir mais d’intégrer la conscience de cet événement comme un moment de la vie. D’ailleurs, la philosophie a souvent été définie comme une appropriation de cette idée de mort. Comme le dit Montaigne, « Philosopher, c’est apprendre à mourir » car « Nous troublons la vie par le souci de la mort. » et nous nous gâchons la vie à penser à la mort. Ainsi, Montaigne en déduit que « C’est une perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir de son être » (Essais).

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Matisse, La danse (1909)

Pour illustrer la phrase de Montaigne, dans les Essais « Quand je danse, je danse », on pourrait utiliser l’immense tableau de Matisse La Danse. Ce que Montaigne suggère dans cette phrase, c’est l’importance de l’intensité et de la qualité de l’instant présent vécu.

De plus, la nécessité de la mort, le fait que nous ne puissions pas y échapper et qu’il nous faille digérer cette idée doivent nous inciter à vivre librement. Comme le remarque Sartre dans l’Etre et le Néant, la mort pourrait être perçue comme la dernière étape de l’existence, nous réduisant à accepter le destin comme une fatalité et annihilant notre liberté. En réalité, la conscience de la mort doit nous inviter à assumer pleinement notre liberté.

Texte de Sartre, L’Etre et le Néant :

« Ainsi, me hante-t-elle (la mort) au coeur même de chacun de mes projets comme leur inéluctable envers. Mais précisément, comme cet «envers» est à assumer non comme ma possibilité, mais comme la possibilité qu’il n’y ait plus pour moi de possibilités, elle ne m’entame pas. La liberté qui est ma liberté demeure totale et infinie; non que la mort ne la limite pas, mais parce que la liberté ne rencontre jamais cette limite, la mort n’est aucunement un obstacle à mes projets. […] Nous ne saurions donc ni penser la mort, ni l’attendre, ni nous armer contre elle, mais aussi nos projets sont-ils, en tant que projets […] indépendants d’elle. »

Par cette idée de « projet » à réaliser, non pas malgré, mais avec cette conscience de la mort, l’homme peut vivre librement et construire son existence comme il le souhaite. C’est bien en ce sens que « l’existence précède l’essence » : « l’homme est ce qu’il se fait », il n’est rien mais devient, et il ne sera qu’après avoir existé. Il n’y a donc pas de fatalité à laquelle il faut se résigner, mais une liberté qu’il nous fait pleinement assumer.

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Giacometti, L’homme qui chavire, 1950

En un mot, philosophons!

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