La démocratie

                                             LA DEMOCRATIE

Point de départ : vidéo Défakator « Ils cherchent la démocratie »

Dans nombre de discours contemporains, on entend dire que « nous ne sommes pas en démocratie » ou que « la démocratie représentative ne représente personne ». Pourtant, le système politique français est bien fondé sur l’élection par les citoyens de représentants dont la fonction est de porter la voix de la majorité à l’Assemblée. Ce choix est libre et régulièrement reconduit.

En quel sens pouvons-nous alors dire que notre système politique n’est pas démocratique ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord définir la démocratie.

Etymologiquement, en grec, « demos » = le peuple ; « cratos » = le pouvoir. Autrement dit, la démocratie est le pouvoir du peuple. De façon plus générale, on pourrait reprendre la formule proposée par Lincoln au milieu du XIXe : « La démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Dans cette formule, le peuple est à la fois le sujet, l’objet et la finalité du pouvoir.

Attention : distinction entre la République et la démocratie : la République (en latin « res »  « publica ») désigne l’objet du pouvoir : la « chose publique », souvent régie par des lois, alors que la démocratie désigne aussi le sujet du pouvoir (le peuple est titulaire du pouvoir en démocratie). En ce sens, toute démocratie est républicaine alors qu’une République peut être démocratique mais aussi monarchique ou aristocratique.

Dans de petites sociétés, on peut très bien imaginer que le peuple exerce directement le pouvoir, en proposant des lois, en les votant et en les faisant appliquer. Mais ce type de démocratie dit « direct » exige non seulement une société assez restreinte en nombre d’habitants et en territoire pour que chacun puisse directement intervenir, mais suppose aussi que tous les citoyens sont jugés capables d’exercer une fonction politique. Cette conception de la démocratie suppose donc que tous les hommes sont doués de la compétence politique, la politique étant, au sens large du terme, la pensée du bien de la communauté (« polis » en grec = la Cité).

Cependant, dans de grandes sociétés, la démocratie directe devient impossible. Se met alors en place un système de représentation : tous les citoyens élisent des représentants pour porter leur voix dans les assemblées où se prennent les décisions politiques. Cette conception de la démocratie dite « représentative » va de pair avec un changement radical dans l’appréciation des compétences politiques : seuls certains hommes, les représentants, sont des experts en politique. Les citoyens ont la capacité de désigner le représentant qui porte le mieux ses idées, mais ils ne sont pas tous capables d’élaborer des lois et d’exercer le pouvoir politique. La conséquence est alors souvent que la plupart des citoyens se désintéresse de la politique, qui est réservée à des experts. Le problème est de savoir en quoi les représentants sont des experts : en économie, en stratégie, en communication, en rhétorique… ? Le peuple reproche souvent aux représentants de n’être des experts en rien, et de ne même pas remplir la fonction qui leur a été attribuée. La politique serait alors réduite à une course perpétuelle aux élections et à des stratégies de communication toujours plus manipulatrices.

C’est en ce sens que l’on dit de la démocratie qu’elle est en crise aujourd’hui.

Ce point de départ nous amène à nous poser une question difficile à poser, tant la réponse semble faire consensus : la démocratie est-elle vraiment le meilleur régime politique ?

=> Problématique: alors que la démocratie, en tant qu’elle est le gouvernement du peuple, apparaît comme le meilleur régime politique puisqu’elle permet à chacun de penser et d’agir pour le bien commun, ce régime politique ne comporte-t-il pas des risques de dérive et de corruption tels que d’autres régimes politiques semblent préférables ?

  1. La démocratie, le meilleur des régimes politiques
  2. Les dérives de la démocratie et la déchéance politique
  3. Les conditions d’une bonne démocratie

I) La démocratie, le meilleur des régimes politiques

 Lorsque l’on réfléchit à la notion de « politique », au sens de « pensée du bien commun », il semble évident que tout homme, en tant qu’il vit en communauté, doit penser et agir au nom du bien de cette communauté. En effet, l’homme ne vit pas seulement en société pour mieux satisfaire ses besoins, il vit aussi en communauté car cela lui permet de développer pleinement ses capacités d’expression, de réflexion et sa moralité. C’est en ce sens qu’Aristote définissait l’homme comme « animal politique », ne pouvant être pleinement homme, cad rationnel (intellectuellement) et raisonnable (moralement), qu’en partageant sa vie, ses idées et ses sentiments avec ses concitoyens.

Si on se demande quel régime politique est le plus adapté à la pensée du bien commun, la démocratie semble être la réponse évidente : c’est tout le peuple qui décide avec tout le peuple de ce qui est le meilleur pour tout le peuple. Un des avantages principaux de ce régime est l’égalité de tous les citoyens devant la loi et l’action politique.

Le père grec de la discipline historique, Hérodote, insiste sur cette égalité en démocratie en introduisant le terme d’isonomie, cad d’égalité devant la loi en un double sens : en démocratie, tous les citoyens interviennent dans l’élaboration et dans la validation des lois, et les lois s’appliquent à tous les citoyens de la même façon (aucun traitement de faveur ou de défaveur pour un citoyen donné, ce qui évite l’arbitraire des décisions d’un seul homme en dictature par expl). Pour Hérodote, l’isonomie implique : la communauté des décisions, l’égalité dans l’accès aux différentes charges publiques (par un système de tirage au sort), le devoir de rendre des comptes de ces charges auprès des autres citoyens, et le respect des lois et de la sphère de liberté de chacun.

Dans le texte suivant tiréde son Enquête (§80),  Hérodote développe la délibération des Perses pour savoir quel est le meilleur régime politique. Otanès défend la démocratie :

Texte d’Hérodote, Enquête : « Otanès, d’abord, demanda qu’on  remit  au peuple  perse  le  soin  de  diriger  ses propres  affaires  « À  mon  avis »,  déclara-t-il, « le pouvoir ne doit plus appartenir à un seul homme parmi nous : ce régime n’est ni  plaisant  ni  bon.  […]  Comment  la  monarchie  serait-elle  un gouvernement équilibré,  quand  elle  permet  à  un  homme  d’agir  à  sa  guise,  sans  avoir  de comptes à rendre ? Donnez ce pouvoir à l’homme le plus vertueux qui soit, vous le  verrez  bientôt  changer  d’attitude.  Sa  fortune  nouvelle  engendre  en  lui  un orgueil sans mesure, et l’envie est innée dans l’homme :  avec ces deux vices il n’y a plus en lui que perversité ;  il commet follement des  crimes  sans nombre, saoul  tantôt  d’orgueil,  tantôt  d’envie.  Un  tyran,  cependant,  devrait  ignorer l’envie,  lui  qui  a  tout,  mais  il est  dans  sa  nature  de  prouver  le  contraire  à  ses concitoyens. Il éprouve une haine jalouse à voir vivre jour après jour les gens de bien  ;  seuls  les  pires  coquins  lui  plaisent,  il  excelle  à  accueillir  la  calomnie. Suprême inconséquence : gardez quelque mesure dans vos louanges, il s’indigne de  n’être  pas  flatté  bassement  ;  flattez-le  bassement,  il  s’en  indigne  encore comme  d’une  flagornerie.  Mais  le  pire,  je  vais  vous  le  dire  :  il  renverse  les coutumes  ancestrales,  il  outrage  les  femmes,  il  fait  mourir  n’importe  qui  sans jugement. Au  contraire,  le  régime  populaire  porte  le  plus  beau  nom  qui soit : égalité (isonomia) ; en second lieu, il ne commet aucun des excès dont un monarque  se  rend  coupable  :  le  sort  distribue  les  charges,  le  magistrat rend compte  de  ses  actes,  toute  décision  y  est portée  devant  le  peuple. Donc  voici  mon  opinion  :  renonçons  à  la monarchie et mettons le peuple au pouvoir, car seule doit compter la majorité. »

Dans ce texte, on voit une opposition entre la démocratie d’un côté et d’autres régimes politiques d’un autre côté , notamment la monarchie. Otanès souligne que le fait de mettre un seul homme au pouvoir, tout aussi vertueux soit-il, est dangereux car le pouvoir politique conduit inéluctablement à la corruption. En effet, l’homme au pouvoir veut toujours plus de pouvoir, de richesse et de reconnaissance, si bien qu’il finit par oublier complètement la fonction pour laquelle il a été institué : le bien commun. Au contraire, dans le régime populaire, l’égalité de tous ne permet à personne d’être au dessus des autres. Tous s’investissent dans le bien commun, et aucune décision arbitraire n’est prise.

Remarque : la tendance des hommes à la corruption par le pouvoir se remarque encore dans nos démocraties représentatives, où il est souvent reproché aux représentants de n’agir que pour leur intérêt propre, et non pour l’intérêt de la communauté.

Selon Aristote, aux avantages de l’égalité démocratique, il faut ajouter la liberté.

Texte d’Aristote, Les politiques « Le principe de base de la constitution démocratique c’est la liberté ; c’est, en effet, ce qu’on a coutume de dire, parce que c’est seulement dans une telle constitution que les citoyens ont la liberté en partage. C’est à cela, en effet, que réside, dit-on, toute démocratie. Et l’une des formes de la liberté c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant. En effet, le juste selon la conception démocratique, c’est que chacun ait une part égale numériquement et non selon son mérite, et avec une telle conception du juste, il est nécessaire que la masse soit souveraine, et ce qui semble bon à la majorité sera quelque chose d’indépassable, et c’est cela qui sera le juste, car ils [les partisans de la démocratie] disent qu’il faut que chaque citoyen ait une part égale. De sorte que dans les démocraties il se trouve que les gens modestes ont la souveraineté sur les gens aisés ; ils sont en effet plus nombreux, et c’est l’opinion de la majorité qui est souveraine. »

Ce texte est très dense et permet de bien comprendre les principes démocratiques. La démocratie implique la liberté politique, qu’Aristote définit ici comme le fait « d’être tour à tour gouvernant et gouverné », ce qui suppose une aptitude de tous à gouverner et à obéir. De plus, Aristote ajoute une définition de la justice en démocratie, soit une justice de type arithmétique : « il faut que chaque citoyen ait une part égale ». La justice arithmétique, qui donne à chacun exactement la même chose, doit être distinguée de la justice géométrique, qui donne à chacun selon ses besoins ou son mérite (ce qui est le cas en aristocratie par expl). En ce sens, c’est toujours la majorité qui décide en démocratie et Aristote que la majorité rassemble souvent le groupe des plus pauvres (d’ailleurs, dans le langage courant, il nous arrive de parler de « peuple » pour désigner le « bas peuple », cad les plus pauvres). Ici, on peut noter qu’Aristote souligne un danger de dérive de la démocratie si les pauvres cherchent à opprimer les riches : il faut donc que l’intérêt général reste le but de toute action politique.

Même si elle comporte des risques de dérives, Aristote vante les mérites de l’égalité et de la liberté en démocratie. L’homme étant un « animal politique », il développe pleinement sa rationalité et son sens de la justice en pensant avec les autres hommes au bien commun. Contrairement à Platon qui fustige la bassesse des opinions qui conduisent la politique à sa perte, Aristote pense que les opinions en démocratie peuvent être rationnelles grâce aux réflexions et débats communs, et que la confrontation entre des opinions rationnelles fait émerger une plus grande rationalité, bénéfique pour tous.

Mais une telle représentation de la démocratie n’est-elle pas illusoire ? Une démocratie directe est-elle vraiment possible ? Après tout, nous avons tendance à idéaliser la démocratie athénienne mais nous oublions souvent que cette démocratie impliquait une conception du citoyen très restreinte (pas de femmes, pas d’enfants, pas de vieillards) et un système social fondé sur l’esclavage.

De plus, le peuple est-il vraiment apte à penser et à décider de qui est bien pour la communauté ? A-t-il le savoir et la sagesse nécessaires pour faire de la politique ?

II) Les dérives de la démocratie

La démocratie nous est apparue comme le régime politique par excellence. Mais le peuple est-il vraiment apte à penser le bien commun ? Tous les hommes sont-ils vraiment doués d’une compétence politique leur permettant de bien gouverner ? Ne faut-il pas des connaissances et un caractère particulier pour faire de la politique ?

Pour Platon, la démocratie est un des pires régimes politiques car la majorité du peuple est ignorante. Cette critique de la démocratie trouve ses sources dans une vision cosmologique dans laquelle les hommes ne sont naturellement pas égaux : certains sont supérieurs à d’autres, et chacun doit accomplir une fonction dans la société selon ses capacités innées. Platon distingue 3 parties en l’homme : une partie désirante, une partie courageuse et une partie intellectuelle. Tous les hommes ont cette tripartition mais ces parties sont inégalement réparties entre les hommes (certains sont avides de pouvoir, certains sont téméraires, certains sont ignorants…). Cette tripartition en chacun se retrouve dans la structure même de la société : ceux en qui le besoin et le désir dominent sont les paysans et artisans, ceux en qui le courage domine sont les guerriers, et ceux qui savent et réfléchissent sont les philosophes. La société la plus juste est celle qui met chacun à sa place. La fonction politique exige pour Platon une science, le meilleur régime est donc celui dans lequel les Philosophes dirigent (ce sont les Philosophes-Rois) car eux seuls sont capables de s’émanciper de leur intérêt particulier pour penser le bien commun et pour commander les autres.

Au livre VIII de la République, Platon envisage et hiérarchise les formes de gouvernement qui ne sont pas parfaites : la timocratie (pouvoir aux guerriers), l’oligarchie (pouvoir aux riches), la démocratie (pouvoir aux pauvres) et la tyrannie (pouvoir à un seul, destruction des lois). Il décrit une dégénérescence progressive du pouvoir politique à travers ces formes. Pour Platon, la démocratie implique une égalisation des conditions qui nie les valeurs respectives des individus. En démocratie, le pouvoir est à la majorité mais la masse pense mal, elle vit dans l’illusion et refuse d’en sortir. L’opinion conduit la politique à l’ignorance et à l’immoralité.

Texte de Platon, République VIII : « Eh bien !A mon avis, la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant emporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques ; et le plus souvent ces charges sont tirées au sort. (…) Maintenant, voyons de quelle manière ces gens-là s’administrent, et ce que peut être une telle constitution. Aussi bien est-il que l’individu qui lui ressemble nous découvrira les traits de l’homme démocratique. En premier lieu, n’est-il pas vrai qu’ils sont libres, que la cité déborde de liberté et de franc-parler, et qu’on y a licence de faire tout ce qu’on veut ? Or il est clair que partout où règne cette licence chacun organise sa vie comme il lui plaît. On trouvera donc, j’imagine, des hommes de toute sorte dans ce gouvernement plus que dans aucun autre. Ainsi, il y a chance qu’il soit le plus beau de tous. Comme un vêtement bigarré qui offre toute la variété des couleurs, offrant toute la variété des caractères, il pourra paraître d’une beauté achevée. Et peut-être beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux femmes qui admirent les bigarrures, décideront-ils qu’il est le plus beau. Et c’est là qu’il est commode de chercher une constitution, parce qu’on les y trouve toutes, grâce à la licence qui y règne ; et il semble que celui qui veut fonder une cité, ce que nous faisions tout à l’heure, soit obligé de se rendre dans un Etat démocratique, comme dans un bazar de constitutions, pour choisir celle qu’il préfère, et d’après ce modèle, réaliser ensuite son projet. Dans cet Etat, on n’est pas contraint de commander si l’on en est capable, ni d’obéir si l’on ne veut pas, non plus que de faire la guerre quand les autres la font, ni de rester en paix quand les autres y restent, si l’on ne désire point la paix ; d’autre part, la loi vous interdit-elle d’être magistrat ou juge, vous n’en pouvez pas moins exercer ces fonctions, si la fantaisie vous en prend. N’est-ce pas une condition divine et délicieuse au premier abord ? (…) Tels sont les avantages de la démocratie. C’est un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal. »

Dans ce texte, Platon souligne qu’une des faiblesses de la démocratie consiste dans ses contradictions internes : la démocratie défend la liberté absolue mais une telle liberté, nommée « licence », revient à nier toute liberté. Elle conduit nécessairement à la prise de pouvoir d’un seul : le tyran.

Petit complément sur la République de Platon : vidéo Politikon

Au-delà de cette critique de la démocratie fondée sur une certaine conception de la nature humaine, ne peut-on pas aussi critiquer la démocratie comme un régime où chacun ne pense qu’à lui-même, en négligeant totalement l’intérêt général ?

Vers 1830, Tocqueville part en Amérique pour étudier le fonctionnement d’un régime démocratique représentatif. Son analyse est rassemblée dans son ouvrage principal : De la démocratie en Amérique. Il propose une critique de la démocratie dont la résonance dans l’actualité est assez étonnante.

Pour Tocqueville, il est illusoire de croire que la démocratie permet à la fois la liberté et l’égalité. En réalité, ce qui prime en démocratie, c’est une « passion pour l’égalité ». Chaque citoyen est prêt, parce qu’il est perpétuellement jaloux de celui qui a plus que lui, à sacrifier une part de sa liberté pour assurer l’égalité. Cela conduit chacun à se replier sur lui-même et à se comparer aux autres individus, se détournant alors complètement du souci du bien commun, dont il remet très facilement la charge à des « représentants ». Un tel transfert de pouvoir politique aux représentants et le repli sur soi de chacun conduisent à une disparition des libertés et à la mise en place d’un « doux despotisme ». Peu importe leurs libertés si les représentants politiques assurent leur confort dans leur sphère de désirs égoïstes et personnels. Cela conduit à la servitude volontaire des citoyens à un « despotisme doux ».

Texte de Tocqueville, De la démocratie en Amérique : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.

Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.

Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent. »

 

Pour des arguments classiques contre la démocratie : Vidéo Science4all : « 7 arguments contre la démocratie »

Le régime démocratique semble donc contenir en lui-même les germes de sa propre décomposition en despotisme ou même en tyrannie. Cependant, le gouvernement d’un groupe d’hommes ou d’un seul homme, tout aussi éclairés soient-ils, comportent aussi des risques de dérive car l’exercice du pouvoir politique semble toujours tendre vers la recherche de plus de pouvoir.

Plutôt que de rejeter le régime démocratique, ne doit-on pas penser les conditions pour limiter les risques de dégénérescence de la démocratie ? Après tout, comme le disait ironiquement Churchill, « la démocratie est le pire des régimes, à l’exclusion de tous les autres ».

III) Les conditions d’exercice d’une « bonne » démocratie

Une des 1e conditions pour que le peuple d’une démocratie puisse s’investir avec justesse dans les affaires politiques est que l’opinion de chacun soit éclairée. En ce sens, il est nécessaire que tous les citoyens aient un accès libre à plusieurs sources d’informations lui permettant d’exercer son esprit critique et de se construire un avis personnel rationnel. Aucun sujet politique ne devrait échapper au peuple sous prétexte qu’il n’est pas capable d’en saisir les enjeux. En effet, comme la politique décide du bien de la communauté, le peuple doit avoir les outils pour comprendre toutes les questions abordées, même si cela passe parfois par l’analyse d’avis d’experts spécialisés dans un domaine.

La construction d’avis personnels solides par chacun doit ensuite pouvoir s’exprimer et ouvrir au débat, au sens noble du terme, et à la délibération. En effet, un avis personnel intelligent admet toujours la possibilité d’être infléchi par un autre avis différent. Il est en ce sens indispensable de se pas s’enfermer dans des idéologies, comme c’est le cas des hommes politiques aujourd’hui. Le débat doit bâtir un terrain d’entente nouveau sur lequel les opinions, après s’être confrontées, tirent chacune le meilleur d’elles mêmes pour prendre une décision. L’importance de la délibération en démocratie est soulignée par des philosophes contemporains comme Rawls ou Habermas. Selon ces penseurs, l’échange discursif entre les citoyens égaux doit permettre de faire partager des conceptions du bien commun différentes et de faire ainsi entrer en jeu le pluralisme inhérent aux sociétés contemporaines. Aussi, l’échange d’arguments raisonnés et capables de convaincre les autres est censé apporter un gain de rationalité à la prise de décision finale. La démocratie doit donc repenser sa dimension délibérative et participative. Pour cela, il est indispensable que tous les citoyens s’intéressent au bien de la communauté dans laquelle ils vivent. C’est loin d’être évident aujourd’hui car, comme le regrettait déjà Tocqueville, l’individualisme prime dans nos démocraties représentatives. L’intérêt pour le bien commun peut se retrouver facilement si on n’envisage pas d’emblée la politique à très grande échelle mais plutôt à petite échelle : il est plus facile et concret de s’intéresser à la vie de son village ou de son quartier, que d’envisager la vie d’un pays.  Dans un texte Du contrat social (III, 4) où il définit la démocratie comme un « gouvernement parfait pour un peuple de dieux », Rousseau précise que la démocratie ne serait possible qu’en respectant des conditions drastiques, dont la petite taille de l’Etat : « D’ailleurs que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement [le gouvernement démocratique] ? Premièrement un Etat très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres ; secondement une grande simplicité de moeurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité ; il ôte à l’Etat tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion. »

Par ailleurs, il faut peut-être revoir les critères de formation des représentants en se demandant ce que le peuple attend d’eux : est-ce un pouvoir rhétorique ou des compétences plus techniques ? Est-ce du charisme ou de la sagesse ? Est-ce de l’audace ou de la prudence ? De plus, attendons-nous d’un élu qu’il cherche à être réélu ou qu’il pense une politique sur long terme, indépendamment de sa réélection ? Attendons-nous de notre pays qu’il soit avant tout compétitif ou qu’il garantisse les conditions de possibilité du bien-être de ses citoyens ?

Les modalités de choix des représentants doivent aussi être repensés car l’élection telle qu’elle existe aujourd’hui dans nos démocraties est loin d’être un choix véritablement libre.

Sur le problème des élections en régime représentatif : Vidéo Data Gueule « Démocratie représentative : suffrage, O désespoir »

Pour des proposition de systèmes plus démocratiques pour l’élection présidentielle : Vidéo Science étonnante « Réformons l’élection présidentielle »

Autre point central pour repenser la politique : il est indispensable de dissocier l’économie, discipline qui s’occupe de la sphère des intérêts particuliers et de leurs échanges, et la politique, discipline qui s’occupe de l’intérêt commun. La 1e envisage le court terme et le plus grand profit immédiat, elle doit être une branche de la politique mais la politique ne peut s’y réduire car elle doit penser le bien commun sur long terme. C’est la confusion économie-politique qui conduit aujourd’hui à prendre des décisions politiques absurdes au nom de l’économie, ce que l’on voit très bien sur les questions écologiques par exemple.

Le rassemblement de toutes ces conditions semble impossible. Cependant, on pourrait en envisager la possibilité en se rappelant de la part rationnelle en nous et en déplaçant les curseurs de nos plaisirs de la sphère individuelle à la sphère collective.

C’est déjà ce qu’espérait Spinoza au XVIIe en vantant la démocratie comme le meilleur des régimes politiques dans son Traité théologico-politique :

« Dans un État démocratique, des ordres absurdes ne sont guère à craindre, car il est presque impossible que la majorité d’une grande assemblée se mette d’accord sur une seule et même absurdité. Cela est peu à craindre, également, à raison du fondement et de la fin de la démocratie, qui n’est autre que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’appétit et à les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la raison, pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix. Ôté ce fondement, tout l’édifice s’écroule aisément. Au seul souverain, donc, il appartient d’y pourvoir; aux sujets, il appartient d’exécuter ses commandements et de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit.

Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves ; on pense en effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son caprice. Cela cependant n’est pas absolument vrai ; car en réalité, celui qui est captif de son plaisir, incapable de voir et de faire ce qui lui est utile, est le plus grand des esclaves, et seul est libre celui qui vit, de toute son âme, sous la seule conduite de la raison. »

Dans ce texte, Spinoza montre que l’usage du débat en démocratie est un moyen pour faire émerger la rationalité. En ce sens, la démocratie n’est pas le règne des désirs mais au contraire de la raison et des passions joyeuses. Le peuple est le souverain en démocratie, cad celui qui détient le pouvoir politique. On peut dire que, dans ce contexte politique, le peuple ne se soumet pas aux lois par contrainte mais liberté, laquelle est définie comme la vie « sous la seule conduite de la raison ». Vivre sous la conduite de la raison revient à obéir aux lois, car les lois ont été proposées et validées lors d’un débat démocratique. Cette définition apparemment paradoxale de la liberté se retrouvera un siècle après dans la pensée de Rousseau, qui affirme dans le Contrat social que « l’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite est liberté » (Du contrat social 1762).

Pour compléter sur le Traité théologico-politique de Spinoza : vidéo Politikon

 

 

Pour conclure sur une note enthousiasmante sur les initiatives démocratiques contemporaines :

En un mot, philosophons!

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer