L’artiste et sa création

La représentation de l’artiste en train de créer : Velasquez, Vivian Maier, Duras

Au-delà des portraits et des autoportraits, les artistes se sont parfois amusés à se représenter en train de créer leur œuvre. Pourquoi une telle représentation est-elle intéressante ? Quel type rapport cela permet-il d’établir avec le public ?

Velasquez, Les Menines (1656)

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C’est un des tableaux les plus connus de l’histoire de l’art.

Velasquez peint une scène dans le palais royal d’Espagne à l’époque de Philippe IV. Le titre renvoie aux demoiselles d’honneur qui entourent la jeune infante Marguerite-Thérèse. Mais cette partie centrale est loin d’être le seul sujet abordé dans le tableau. Sur la gauche, on aperçoit une immense toile, ainsi que Velasquez lui-même en train de peindre. Le sujet de son tableau est mystérieux et le peintre semble regarder directement le spectateur.

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Mais en observant un peu mieux la scène, on peut voir au fond, sur le mur, un miroir, et dans ce miroir se réfléchit l’image d’un couple. Il s’agit du couple royal, en train de poser face au peintre peint sur la toile.

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Enfin, un personnage apparaît au fond à droite, tenant un rideau et ouvrant ainsi la perspective du tableau.

Grâce à une composition complexe et à un jeu d’ombres et de lumière remarquable, le peintre parvient à se peindre en train de peindre, tout en insistant sur les personnages royaux représentés (la lumière venant de la fenêtre à droite porte bien sur l’infante et sa cour, ainsi que sur le couple royal dont on voit le reflet dans le miroir). Bien que dans l’ombre, le visage du peintre attire notre attention car il semble nous regarder. Notre regard se porte aussi vers le fond, dans le creux de la porte ouverte où l’on aperçoit un personnage en pleine lumière. Cet endroit évoqué au loin ouvre considérablement l’espace du tableau.

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Même s’il le fait de façon ingénieuse et complexe, Velasquez n’est pas le 1e à utiliser le miroir pour ouvrir l’espace du tableau. En 1434, Van Eyck avait peint les époux Arnolfini de face, avec un miroir sur le mur du fond laissant apercevoir leur dos. Mais Van Eyck ne se représente pas en train de peindre.

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Van Eyck, Les Epoux Arnolfini (1434)

La grande originalité des Menines consiste dans cette double représentation de la famille royale et de leur peintre de cour. En fixant le regard vers l’endroit où se trouve le spectateur, Velasquez joue à nous faire croire que nous sommes le sujet de son tableau, comme s’il nous invitait à entrer dans la toile.

Ainsi Velasquez nous montre-t-il que son métier de peintre lui permettait de vivre avec la famille du roi et de la reine (Velasquez et Philippe IV étaient de très bons amis) et fait-il, à travers cette double toile, l’éloge de la peinture et du statut privilégié de l’œuvre d’art.

Dans le 1e chapitre de son ouvrage Les Mots et les Choses, le philosophe Michel Foucault insiste sur la virtuosité du jeu de mise en abyme dans ce tableau.

L’idée de se peindre en train de peindre sera reprise après Velasquez, par expl dans L’atelier du peintre de Vermeer, où l’on voit le peintre de dos, face à sa toile et à son modèle, et les expl abondent au XXe siècle car les artistes réfléchissent beaucoup à leur démarche de création.

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Vermeer, L’art de la peinture (1666)

Dans son Autoportrait de 1918, Henri Matisse se place au 1e plan, la palette à la main. Dans ce tableau n’apparaissent ni la toile qu’il peint, ni son modèle. L’imagination du spectateur est libre d’interpréter le sujet du tableau peint dans le tableau. Matisse insiste sur l’acte même de peindre, sujet principal de son tableau.

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Matisse, Autoportrait (1918)

De même, Picasso, dans son Autoportrait de 1938 se représente dans un style cubiste, face à une toile blanche. Le modèle n’apparaît pas dans le tableau et peu importe car Picasso insiste lui aussi sur le métier de peintre et sur la création artistique.

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Picasso, Autoportrait (1938)

Dernier expl : Dali, dans Dali de dos peignant Gala de dos, se représente en train de peindre Gala, face à un miroir qui laisse apparaître son propre visage et celui de Gala. Sur la toile, on ne sait aps s’il peint Gala de dos ou s’il peint les 2 visages tels qu’ils apparaissent dans le reflet du miroir. Ici, Dali fait l’éloge de la peinture mais aussi et surtout de son propre génie, lequel utilise la connaissance de l’histoire de la peinture pour la pousser encore plus loin.

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Dali, Dalí de dos peignant Gala vue de dos éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies par six vrais miroirs (1972)

Vivian Maier, Autoportraits

Vivian Maier est une femme photographe du XXe siècle, dont les photographies ne sont connues que depuis très peu de temps. Elle prenait des photos pour son plaisir personnel, et non pour en faire des œuvres d’art. Parmi ses photos, on trouve de nombreux autoportraits. Leur construction est toujours ingénieuse et astucieuse. Jouant avec les vitres, miroirs ou tout autre objet réfléchissant qu’elle trouve, elle se plaît à se montrer en train de photographier. Elle ne le fait pas pour se montrer mais pour s’amuser. La photographie a mis du temps à être considérée comme un art, et toute photographie n’est pas une œuvre d’art. Une photo est une œuvre lorsqu’elle répond à certains critères (maîtrise technique, cadrage, lumière, sujet représenté, moment choisi…). Les autoportraits de Vivian Maier révèlent une tranche de vie et laissent voir la passion de l’artiste pour son art. Ici, l’art est un jeu dans lequel le spectateur est embarqué.

Dans un Autoportrait de 1955, on voit l’artiste avec son appareil posé sur un trépied qui, par un jeu de miroirs ronds, se montre en train de photographier.

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Maier, Autoportrait (1955)

Dans un autre Autoportrait de 1955, elle se prend dans un miroir rectangulaire porté par un homme. Elle a son appareil autour du cou (Un Rolleiflex) et profite du passage de l’homme pour se prendre dans le reflet du miroir. La construction géométrique de la photo est plaisante, et le sourire de l’artiste nous donne une certaine complicité avec elle.

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Maier, Autoportrait (1955)

L’artiste aime aussi prendre en photo son ombre, dans laquelle la position des bras laisse deviner qu’elle est en train de prendre la photo.

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Maier, Autoportrait (non daté)

Marguerite Duras, Ecrire (1993)

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Portrait de Marguerite Duras en train d’écrire

La peinture n’est pas le seul art dans lequel les artistes jouent avec la mise en abyme. Il est aussi intéressant de voir qu’en littérature, certains écrivains écrivent sur leur processus même d’écriture.

Le texte de Duras explicitement nommé « Ecrire » est éclairant à ce sujet. Elle y décrit les raisons pour lesquelles elle écrit, sa façon d’écrire et ses aspirations. Duras partage avec le lecteur la situation paradoxale dans laquelle elle se trouve lorsque, voulant garder le silence, elle ne peut s’empêcher d’écrire. Ce qui est intéressant, c’est que ce témoignage s’applique aussi et avant tout à ce texte même.

« Écrire. Je ne peux pas.

Personne ne peut.

Il faut le dire, on ne peut pas.

Et on écrit. »

Ces quelques mots semblent contradictoires mais Duras décrit simplement l’écriture comme une nécessité qui s’impose à elle. Elle ne peut s’empêcher d’écrire : elle est dans une « folie d’écrire furieuse » car écrire, c’est se plonger dans l’inconnu : on ne sait pas ce qu’on va écrire avant d’écrire, il y a toujours un grand écart entre ce que l’on veut écrire et ce que l’on écrit.

Duras conclut : « L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. »

Ainsi, dans ce texte, on découvre une écrivain en train d’écrire sur son écriture, même type de mise en abyme que l’on trouvait en peinture.

Réflexion philosophique sur l’artiste et l’art : au-delà du simple amusement, la mise en abyme joue-t-elle un rôle en art, pour l’artiste et pour le spectateur ?

En un mot, philosophons!

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