Sincérité de l’autoportrait

La recherche sincère du « Je » : Montaigne, Van Gogh et Hume

Montaigne, Essais, « Au lecteur »

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Portrait de Michel de Montaigne, réalisé par un auteur anynome

« C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. »

Van gogh, Portrait de l’artiste (1889)

van gogh autoportrait bleu
Van Gogh, Autoportrait 1889

Dans l’œuvre du peintre, on compte plus de 43 autoportraits. En art, l’autoportrait n’est pas nécessairement égocentré, comme peut l’être le selfie aujourd’hui. Le but de l’artiste n’est pas de se glorifier lui-même ou de présenter au public ses qualités en minorant ses défauts. Au contraire, l’artiste cherche à se représenter tel qu’il est, du moins tel qu’il se voit au moment où il se peint.

Si Van Gogh se peint lui-même, ce n’est pas par orgueil, comme Narcisse pourrait jouir de la contemplation de son propre reflet dans l’eau. C’est plutôt pour mieux se connaître lui-même. Se peindre, c’est pour Van Gogh poser la question de son identité et se confronter à la difficulté de définir le « Je ». Ce qui confirme cette idée, c’est que Vincent écrit à son frère Théo : « On dit et je le crois volontiers, qu’il est difficile de se connaître soi-même. Mais il n’est pas aisé non plus de se peindre soi-même. »

De la même façon que Montaigne annonce à son lecteur qu’il ne cherche pas à se faire apprécier du public et qu’il aspire à trouver celui qu’il est vraiment (« Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice : car c’est moi que je peins. »), Van Gogh se représente ici sans aucune complaisance.

Dans cet autoportrait aux tons bleus, Van Gogh présente un buste vu de ¾. Une partie de son visage est à l’ombre, l’autre exposée à plus de lumière. Son regard se tourne vers le spectateur, ce qui rend son expression plus humaine. Le personnage représenté semble angoissé, et cette angoisse transperce directement le spectateur qui l’observe. Le tableau est construit de telle sorte que l’attention du spectateur se porte sur le visage. Les traits du personnage sont durs, il ne sourit pas, ses cernes sont saillantes. Son regard, entouré de vert, exprime la fatigue, la pâleur et l’anxiété. Une certaine violence surgit de la confrontation de deux couleurs complémentaires : le bleu turquoise et vert absinthe du fond, du veston et du visage contrastent avec l’orange de la barbe et des cheveux. Le visage est immobile, les lignes du visage et du veston sont claires, alors que les traits des cheveux et de la barbe deviennent ondulés, ce qui s’amplifie avec le fond. Ce fond a une dimension hallucinatoire, qui ne va pas sans rappeler les épisodes d’hallucinations du peintre, liées au surmenage, à la malnutrition, aux excès d’absinthe et aux crises psychotiques.

Ainsi, on peut voir que Van Gogh, en se représentant tel qu’il se voit et à partir de ce qu’il ressent et en cherchant à mieux se connaître lui-même, se perd dans les méandres de son esprit et lance au spectateur un regard triste, voire désespéré. L’identité du personnage, perdu dans les formes mouvantes de cet océan, est aussi floue et labyrinthique que les tourbillons du fond.

 Mais cette difficulté à peindre le « Je » dans toute son authenticité n’est pas liée à la folie du peintre. Elle est liée à un problème philosophique bien plus large qui porte sur la question de l’identité.

=> Dans une autobiographie et dans un autoportrait, l’artiste cherche à présenter son « Je » au lecteur. Mais ce « je » existe-t-il vraiment ? L’identité personnelle n’est-elle pas une illusion créée pour faciliter les interactions sociales et pour se rassurer soi-même au quotidien ?

Hume, Traité de la nature humaine

Selon Hume, l’identité personnelle  est une fiction. Hume dénonce inlassablement notre tendance à tenir pour même ce qui est différent. L’identité attribuée aux objets changeants, notamment à nous-mêmes, n’est autre qu’un produit de notre imagination. Cette identité, renforcée par le langage (les mots fixent les choses et les organisent en catégories), est utile pour vivre mais elle est fictive. Il ne faut donc pas trop donner d’importance et de sens à ce « Je » illusoire.

« Ainsi nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité, et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi, et de substance pour en déguiser la variation […] La controverse à propos de l’identité n’est pas seulement une querelle de mots . En effet, lorsque nous attribuons l’identité, dans un sens impropre, à des objets variables ou discontinus, notre méprise ne se limite pas à l’expression mais elle est ordinairement accompagnée d’une fiction, soit de quelque chose d’invariable et d’ininterrompu, soit de quelque chose de mystérieux et d’inexplicable, ou, au moins, d’une tendance à de telles fictions. »

Ainsi, peut-être que le « je » n’existe pas vraiment. Peut-être que, si nous lisons Montaigne avec familiarité et si nous ressentons une telle empathie pour le personnage peint par Van Gogh, c’est parce qu’ils nous renvoient, non pas à des individus singuliers, mais à une condition humaine plus générale.

Et Montaigne exprimait cette idée très explicitement un peu plus loin dans les Essais, montrant alors sa position humaniste dans toute sa splendeur :  « Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

En un mot, philosophons!

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